Chronique vidéo https://www.youtube.com/watch?v=giHdHe5fLlU
Dès le départ, je crois enfin avoir quelque chose entre les mains ; le style est intéressant, grossièrement taillé, comme si les phrases étaient encore déformées par la colère, que l’émotion n’avait pas été pleinement poncée— comme parfois, quand on est face à quelque chose de brutal et qu’on a une sorte de magma indistinct dans la tête, une bouillie d’émotions intraduisibles. Comme les enfants aussi, qui n’ont pas les mots pour exprimer ce qu’ils ressentent, et d’ailleurs, on ne sait pas l’âge de la narratrice, mais elle a un côté enfantin dans sa manière de parler, qui tout en subtilité montre qu’elle a un pied encore bloqué dans cette époque, que ça a comme cassé la courbe de croissance. Le côté rustique peut-être aussi du cadre, qu’elle décrit simplement, avec juste un ou deux détails mais qui t’emporte quelque part. Là, juste en parlant d’un plat de chez elle, tu vois qu’elle prend le temps de te mettre dans l’ambiance, c’est ça la fameuse précision dont je parle, c’est pas forcément faire des paragraphes pour décrire absolument tout, mais juste une ou deux phrases qui te situe dans une histoire tangible, qui renforce l’illusion que cette histoire pourrait se produire ou s’est déjà produite.
Après, mon enthousiasme, certains chapitres dans lequel le style s’affadit me font me dire que c’est un livre inégal, avec de très beaux passages et d’autres moins forts, plus tièdes. Les passages dans son quotidien d’adulte, avec un style plus conventionnel comme si la narratrice grandissait en même temps qu’elle racontait l’histoire. Y a le côté brute quand la violence ressort, qui n’est pas forcément facile à mettre en scène (je trouve que Angot par exemple s’en sort mieux que Kouchner ou que Springora — dire les choses sans périphrase, forcer le lecteur à regarder la laideur dans les yeux) :
« Elle sait rien. Il me disait que c’était moi, que je l’excitais, que je faisais exprès. Mais je faisais pas exprès, je te jure. J’avais des seins. Il les adorait.
— Elle a dit ça : Il les adorait ».
J’aime bien d’ailleurs ce procédé qu’elle a parfois, de répéter ce qui vient de se dire, comme si son cerveau refusait d’accueillir l’information, qu’il fallait la répéter pour la concevoir. Et j’avais peur avant de le lire que ça aille trop dans le pathos, et au début, beaucoup de scènes me font redouter la lecture voyeuriste (je sais pas si on peut appeler ça comme ça, mais l’impression de lire un Nouveau détective), avec un surdosage de violence, mais on comprend que ce n’est qu’un dixième de ce qu’il est arrivé (et le fait de laisser des choses dans l’ombre donne du corps au texte, cette histoire, on y croit aussi pour ce qui s’y passe en dehors de l’histoire).
De plus, le pathos, on sent que c’est pour elle important de s’en prémunir « Filmé, ça aurait filé la chiale à n’importe qui. Je ne suis pas n’importe qui […] ». Et c’est l’intelligence d’avoir choisi une héroïne tout en nuance, plutôt difficilement appréciable on pourrait dire — elle devient elle-même violente, trompe sa petite amie, elle n’a pas forcément le profil de la victime tel qu’on se l’imaginerait — qui prouve que les violences ont souvent été question d’héritage — pas systématiquement bien sûr, mais qu’en être conscient, c’est déjà une manière de les prévenir, mais montre aussi qu’il n’y a pas de profil parfait, qu’il n’y a pas qu’un chemin vers la guérison, ou la résilience, bien balisé, que même, quand ton enfance a été fracassée, y a peut-être même aucun chemin. Mais qu’elle ne vacille pas.
Et j’ai beaucoup aimé ces scènes qui mettent mal à l’aise, où elle joue avec la culpabilité du lecteur — on voit le père pathétique, et on se dit en même temps qu’elle que c’est un violeur, un homme violent, et en même temps, la vieillesse l’a rendu vulnérable et on a la fois pitié et de la colère, et c’est rare de reproduire un sentiment avec autant de justesse — cette tenaille qui l’empêche de pardonner, qui la défigure et renverse le système de violence pour un autre système de violence — on se retrouve avec un goût de sang, d’amertume.
Voilà donc une histoire qui m’a touchée, mais je ne sais pas comment elle va vieillir dans ma tête et dans le temps, je ne sais pas si elle possède les fameuses couches et surcouches dont je parlais dans ma vidéo sur Carole Fives, ces couches qui font qu’un livre n’est pas vampirisé à la première lecture — qu’on peut le relire et redécouvrir d’autres choses, d’autres dimensions au texte. Un côté unidimensionnel, que je pourrais d’ailleurs reprocher à tous les livres de la sélection pour l’instant (sauf peut-être Les Méditerranéennes, mais qui pour le coup présentait d’autres défauts). En tout cas, pour un premier roman, c’est une belle réussite, on sent tout le potentiel de l’autrice, et l’envie qu’il se déploie plus longtemps, que ce ton brute, à fleur de peau servent un récit plus ambitieux, pourquoi pas une fresque familiale sur plusieurs générations, je pense qu’elle a le talent.