"Il faut penser petit"
Très bon livre, d'une densité remarquable. Une journée, une conscience, le monde qui s'y frotte. Superbement écrit, d'une tension continue, et occasionnant de belles réflexions sur l'amour,...
le 29 juil. 2013
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Henry Perowne s'est réveillé très tôt. En pleine nuit même. Sorti sur le balcon, il a vu un avion qui semblait devoir se crasher. Le 11-Septembre est encore dans tous les esprits, alors qu'une importante manifestation contre la guerre en Irak est prévue ce samedi-là : il influence donc ce neurochirurgien dans son interprétation de ce qu'il a vu. Ouf, ce n'était pas un attentat mais une faute non intentionnelle des deux pilotes. N'empêche que ce début sonne comme un mauvais présage.
La journée est chargée pour Perowne : il entend affronter son collègue Jay au squash, rendre visite à sa mère, faire les courses pour le repas du soir, cuisiner, et surtout recevoir ses deux enfants et son beau-père, événement qui n'est pas survenu depuis très longtemps. L'événement intime croise donc l'événement historique. Malgré ses 47 ans, Perowne est un homme moderne : il gère l'intendance alors que sa femme est retenue toute la journée en réunion. Comme beaucoup de quinquas, il s'efforce de comprendre sa progéniture, qui a choisi une voie professionnelle bien différente de la sienne : sa fille est poète et son fils musicien. Tous deux sont brillants : Daisy a vu son oeuvre faire l'objet d'une première publication prestigieuse, elle ambitionne d'en vivre - vivre de la poésie ? ça n'existe que dans les romans, je crois. Son fils est un magnifique guitariste de blues, qui côtoie le gratin et va même jouer à NYC, le saint Graal comme chacun sait. Ces deux passions leur viennent de leur grand-père maternel, l'irascible et misanthrope John Grammaticus - quel nom ! - avec lequel Henry entretient des rapports assez peu cordiaux. Par amour, Perowne est parvenu à entrer dans l'univers de ses deux enfants. Enfin, notre homme a une épouse adorée : à preuve, ils font l'amour deux fois dans la même journée. Avec plus de vingt ans de vie commune, ça aussi ça n'existe que dans les romans. Mais c'est une sempiternelle tentation chez les romanciers, surtout prenant de l'âge : coucher leurs fantasmes sur le papier. Au moins celui-ci est-il de meilleur facture que les inévitables fellations que nous glissent dans leurs romans les Michel Houellebecq, Olivier Adam et autres Patrick Grainville.
Bref, si l'on ajoute que Perowne jouit d'une superbe maison dans Londres et qu'il est passionné par son travail, tout va au mieux pour lui dans le meilleur des mondes. Bien sûr, Ian Mc Ewan va montrer que ce n'est pas si simple. Sur 350 pages il va nous faire entrer, c'est bien sûr ironique, dans le cerveau d'un neurochirurgien. Certaines plumes de SC ont déploré que ce soit si long pour une seule journée ? A mes yeux c'est précisément cela, la littérature : écrire 10 pages sur une madeleine qu'on trempe dans le thé ou plus de 1 600 sur la journée de Stephen Dedalus (même si je n'ai jamais réussi à achever l'Ulysse de Joyce, trop perdu !). Reste à savoir si l'auteur réussit dans cette ambition.
Pour moi oui, sans hésitation. J'ai suivi Henry dans ses pensées jusqu'au bout de ce samedi avec grand plaisir. Beaucoup aimé le langage médical ésotérique décrivant ses journées, qui a dû demander à Mc Ewan un gros travail de documentation. Très drôle que ce réflexe d'analyse médicale resurgisse alors qu'il fait face à une agression par le vilain Baxter, même si le vacillement de son tortionnaire face au diagnostic lancé par Perowne m'a semblé passablement invraisemblable - de même que celui obtenu grâce à la lecture d'un poème par Daisy à la fin du roman.
Chacune des actions de notre héros est l'occasion de réflexions philosophiques ou politiques. La partie de squash montre un homme qui se veut civilisé en proie à la hargne dès lors qu'il s'estime floué, ce qu'on peut relier à la grande Histoire puisque le bombardement de Bagdad a à voir avec le sentiment d'humiliation des Américains après le 11-Septembre. L'accrochage avec les trois marlous montre que, de par sa culture et son éducation, Henry ne sait pas user de violence physique. Il la prône pourtant à l'égard de l'Irak, influencé par l'un de ses patients qui lui a décrit les horreurs commises par Saddam. (Le roman m'a semblé pro-intervention, je l'ai en tout cas ressenti comme tel : l'argument de sa fille Daisy ne fait pas trop le poids. Mc Ewan eût pu traiter le sujet de façon plus équilibrée, par exemple en rappelant que les Américains ont largué sur Bagdad autant de bombes que durant toute la seconde guerre mondiale. Des "dommages collatéraux" de taille tout de même. Mais j'ai apprécié que l'auteur rappelle ce fait trop occulté, surtout depuis qu'on a constaté le désastre en Irak après coup : Saddam Hussein était un sanguinaire de première catégorie, que les Américains ont mis hors d’état de nuire.) La visite à sa mère aborde la difficile question des personnes âgées placées en Ehpad, qui perdent la tête. Un cas qui m'a évoqué très nettement celui de ma belle-mère. Attardons-nous un instant dessus, avec ce passage, page 342, où Henry évoque la folie de sa mère puis la douleur de devoir vider sa maison :
Il y a eu un stade dans le déclin de sa mère où il a dû l'éloigner de son cadre habituel, la demeure familiale où lui-même avait grandi, pour la mettre en maison de retraite. La maladie l'empêchait d'assurer les tâches ménagères auxquelles elle avait longtemps voué un culte. Elle laissait le four allumé toute la nuit avec le beurrier à l'intérieur, cachait la clé de la porte d'entrée dans les lattes du parquer et l'y oubliait, confondait shampooing et eau de Javel.
Rosalind et les enfants vinrent l'aider à vider la maison un week-end. Chacun a choisi un souvenir - ne pas le faire eût été un manque de respect. (...) Ils démontaient le décor d'une pièce, un modeste drame domestique, sans la permission de la principale interprète. Ils ont commencé par ce qu'elle appelait sa lingerie - l'ancienne chambre d'Henry. Elle ne reviendrait jamais, elle ne savait même plus ce qu'était le tricot, mais le fait d'empaqueter ses dizaines d'aiguilles, ses centaines de modèles, un châle de bébé en laine jaune jamais terminé, et de tout donner à des inconnus équivalait à la bannir du monde des vivants. (...). Elle n'est pas morte, se répétait Henry. Mais comme sa vie, comme toutes les vies semblaient ténues quand il voyait à quelle vitesse, avec quelle facilité tous les accessoires, les menus détails d'une existence pouvaient être emballés et dispersés, ou mis au rebut. (...) Les Perowne ont travaillé toute la journée et sorti vingt-trois sacs pour les éboueurs.
La répétition de Theo nous vaut une belle description de l’extase qu’engendre une musique pourtant éloignée des goûts d’Henry - qui est très musique classique. Sa fille enceinte, c'est l'occasion d'aborder la difficulté pour les parents de lâcher la bride à leurs enfants avec confiance. On le voit, cette journée permet de brasser de nombreux sujets : Ian Mc Ewan le fait avec talent, en conservant la cohérence de son très ordinaire héros. Lorsque le drame, que toutes ces petites péripéties annonçaient, survient enfin, le roman se fait page turner. L'épilogue est, lui, un poil décevant : Perowne qui va opérer son bourreau, c'est une fois de plus un peu too much. Si l'entreprise littéraire de Mc Ewan est une réussite, il y aurait tout de même çà et là un peu de gras à enlever.
On revit aussi dans la tête de Henry sa rencontre avec sa femme, un dîner explosif avec Grammaticus, les difficultés que posent certains de ses patients, comme cette Andrea Chapman rétive, qui finira par vouloir devenir chirurgienne en étant tombée amoureuse d'un bel interne (péripétie là encore un peu too much). Double probable de l'écrivain, Henry apparaît dans sa grandeur (la hauteur qu'il sait prendre par rapport à ce qu'il lui arrive, sa capacité à se remettre en cause, son sens des responsabilités qui se traduit ici souvent par de la culpabilité) comme dans sa petitesse (l'orgueil qu'il tire de marqueurs sociaux, que ce soit sa luxueuse Mercedes ou sa position de grand chef à plumes à l'hôpital, son mépris pour les gens du peuple). Un portrait équilibré qui nous permet d'entrer en empathie avec lui.
Sans être d'une grande richesse, le style est de qualité. Comme je le fais toujours, j'ai relevé quelques passages. Page 217, description des embouteillages, ouvrant à une réflexion sur l'usage de l’automobile :
Pendant la lente progression vers les feux de Gypsy Corner, il baisse sa vitre pour profiter pleinement de la scène - la patience bovine des gens pris dans un embouteillage, l'odeur âcre des gaz d'échappement dans l'air glacial, le grondement des moteurs tournant au ralenti sur six voies dans les deux sens, les carrosseries décolorées par le halo jaune de l'éclairage urbain, le martèlement trépidant des autoradios, le sillage rouge des feux arrière qui s'étire loin vers la ville d'où jaillissent les faisceaux blancs des phares. Il essaie de le voir ou de l'appréhender d'un point de vue historique [on tient là le procédé constant du roman, qui ouvre ainsi la perspective], ce moment des ultimes décennies de l'âge du pétrole où une machine conçue au dix-neuvième siècle touche enfin à la perfection dans les premières années du troisième millénaire ; où la richesse sans précédent des masses occupées à se distraire dans l'univers impitoyable d'une cité moderne offre un spectacle qu'aucune époque avant la nôtre n'aurait pu imaginer. Des gens ordinaires ! Des flots de lumière ! (...) Toutes ces illuminations seraient merveilleuses si seulement il pouvait les voir avec les yeux des savants. Mais il ne parvient pas à se mettre vraiment dans leur peau. Ni à faire abstraction du poids d'airain de la réalité pour passer sur l'ennui engendré par un embouteillage (...). Il n'a pas le lyrisme nécessaire pour cela - il est incurablement réaliste. Et sans doute est-ce bien assez d'avoir deux poètes à la maison.
Assez juste, non ? Quelques pages plus loin, page 224, l'auteur interroge ce besoin irrépressible que nous avons de suivre "l'actu" :
C'est le nouveau mal du siècle, ce besoin compulsif de savoir comment va le monde, de communier avec ses semblables dans une anxiété généralisée. Ce réflexe s'est accentué au cours des deux années écoulées : des scènes aussi spectaculaires que monstrueuses ont donné aux informations une nouvelle dimension. La possibilité qu'elles se répètent relie les journées entre elles comme un fil rouge. La prédiction du gouvernement - selon laquelle un nouvel attentat dans une grande ville européenne ou américaine serait inévitable - est non seulement une façon de se dédouaner, mais aussi une promesse grisante. Tout le monde a peur, mais l'inconscient collectif est traversé par des pulsions plus obscures, par un désir ignoble de châtiment et une curiosité sacrilège. De même que les hôpitaux ont leur plan de crise, les chaînes de télévision sont sur le qui-vive, et les spectateurs attendent. Encore plus grand et encore plus horrible que la dernière fois. Pourvu que ça n'arrive pas ! Mais montez-moi quand même, en direct et sous tous les angles, et faites en sorte que je sois parmi les premiers informés.
On le voit, le cerveau de son personnage permet à l’auteur de donner son avis sur tout et n'importe quoi. Pourquoi pas, lorsque c'est si bien exprimé ? Achevons cette critique avec un passage parlant de poésie, page 167 :
C'est dans le château de Saint-Félix (...) que s'est retiré John Grammaticus à la mort de sa femme, là qu'il l'a pleurée en écrivant les célèbres chants d'amour déchirants du recueil intitulé Ni fleurs ni couronnes. Inconnu de Henry Perowne qui le lisait plus de poésie depuis qu'il avait atteint l'âge adulte, même après s'être retrouvé nanti d'un beau-père poète. Bien sûr, il s'y est mis sans plus tarder en découvrant qu'il avait lui-même donné le jour à une poétesse. Au prix, toutefois, d'un effort inaccoutumé. Le premier vers d'un poème peut suffire à provoquer chez lui des signes de fatigue oculaire. Les romans et les films vous projettent au rythme haletant de la modernité dans le passé ou dans l'avenir, enjambant les journées, les mois, les années, voire les générations. Or, la poésie, pour parvenir à ses épiphanies, se tient en équilibre sur la tête d'épingle du moment présent. Les ralentissements ou les pauses nécessaires à la lecture et à la compréhension d'un poème s'apparentent à l'acquisition d'un savoir-faire aussi désuet que la construction d'un mur en pierre sèche ou à la pêche à la ligne.
Si le roman de Ian Mc Ewan n'a pas l'ambition aride de ces grands subversifs que sont les poètes, si son roman n'est certes pas un nouveau Ulysse, il n'en parvient pas moins, souvent, à se tenir sur cette "tête d'épingle du moment présent". Déjà digne de louanges.
7,5
Créée
le 24 nov. 2023
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