Incontournable Décembre 2023
Ah, monsieur Tallec et ses histoires! Chaque nouvel album est une pépite de pertinence. Après un album sur la surconsommation, sur l'égoïsme territorial ou encore sur l'insatisfaction personnelle, voici un album teintée d'enjeu environnemental et de rêve de gloire déçu.
Sapi est un petit sapin cultivé en monoculture quelque part dans le Nord européen, en Suède. Une fois replanté en forêt, après une enfance passée sous la surveillance étroite et contraignante des humains, Sapi vit dans l'ombre des vieux arbres, si grands qu'ils accaparent toute la lumière. Néanmoins, notre petit sapin voit grand: Il veut être en pleine lumière et pas n'importe laquelle: Celle des décorations scintillantes et des boules colorés des sapins de Noël. Des rêves d'apparats pleins la sève, Sapi se sort de la terre forestière pour aller trouver meilleure fortune en ville, dans le monde des humains. Il se tient immobile sur un pignon de rue et le voilà rapidement emporté par une femme. Une fois à la maison, il est richement décoré et est tout fier de son apparence. Toutefois, supporter toute cette déco l'épuise et il s’assoupit pour la nuit. Au matin, c'est le bazar. Des enfants déballent frénétiquement les cadeaux, il y a du mouvement à un tel point qu'il en a le tournis. Et puis, déjà, le réveillon est passé. Un peu morose, Sapi tient entre ses branches une dernière boule de Noël, en se disant que Noël devrait quand même durer plus longtemps qu'une seule journée. Il est ensuite replanté dans la cour, près du saule ( qui a l'air mort à en juger par son absence de feuilles). Sapi garde sa boule de Noël durant les prochaine saisons, en attente du Noël suivant. Mais ce qu'il obtient est tout autre: On plante un nouveau petit sapin à côté de lui. Un petit sapin ayant une guirlande dorée.
J'aime vraiment beaucoup les autrices et les auteurs qui s'amusent à nous placer des enjeux en formule vulgarisée dans les albums jeunesse. On peut aborder des enjeux sérieux et des réalités dont même les adultes peuvent se sentir concernés, dans les albums jeunesse, n'en déplaisent aux snobinards qui croient encore que la littérature jeunesse est une sous-littérature.
Voici ce que j'en ai comprit et extrapolé.
D"une part, je ne peux pas passer à côté de la présentation de Sapi, arbre produit en monoculture, qu'on a surveillé, obligé à peigner ses épines, à se tenir droit et éviter de trop s'abreuver au risque de jaunir. Deux éléments à retenir:
Primo, la monoculture est rigide et néfaste. Elle met à risque les plantes qui ne jouissent pas des bénéfices d'autres plantes pour survivre à leur environnement et des épidémies de maladie y font des ravages car rien de peut entraver son déplacement. Et on sent que la présence humaine a quelque chose "d'autoritaire", comme s'ils étaient là pour s'assurer de rentabiliser les arbres, pas d'en prendre soin.
Après quelques recherches, je réalise que le Québec et la Suède ont les mêmes enjeux de reforestation à faire, mais que la Suède se targue de son modèle réussi. Pourtant, quelques journaux ne tiennent pas d'éloges sur leurs pratiques, essentiellement des monocultures expéditives, qui sont à la fois fragiles en terme de diversité dans l'écosystème, mais aussi incapables de reforester les hectares perdus. La réalité est que la Suède a des forêts clairsemée fragiles aux changements climatiques [ Source: Le Temps, "En Suède, la forêt manque de naturel", en ligne, 4 avril 2021]
Ce qui me mène au deuzio: Je me permet de retrouver dans cet arbre nos jeunes, soumis à beaucoup d'attentes et de pression: lit, étudie, travaille, paresse pas trop, rentabilise tes frais d'école privée, soit beau/belle, soit intelligent.e, etc.
D'autre part, Sapi a un rêve, un rêve qui lui fait quitter sa forêt lugubre pour aller chercher sa bonne fortune ailleurs. Il rêve de paillettes, de lumière, d'être au centre de l'attention, bref, d'être une star!
Mais Sapi déchante, en fait. Oui, il a aimé ses décorations, mais il a fini par s'endormir sous leur poids. Puis, son contact avec les enfants l'ont carrément étourdi, ce qui l'a encore une fois épuisé. Mais surtout, Sapi fait un constat concernant Noël , ça ne dure qu'une journée. Finalement, devenir un sapin de Noël semblait bien mieux en rêve, surtout que Sapi fini replanté dans la cour, exposé aux intempéries. Au moins, il a du soleil cette fois. Il garde avec lui une boule de Noël rouge. Trois saisons plus tard, malheureusement, Sapi se retrouve avec un petit compagnon. On devine ainsi que Sapi n'a pas renouvelé son statut de sapin de Noël: Un autre petit sapin rêveur en a été la vedette, en atteste sa guirlande dorée autours de lui.
Même un adulte peut retrouver de quoi cogiter dans cette histoire. On peut penser à tous ces gens qui rêvent de gloire et de réussite facile et qui se heurte à la réalité, pas toujours à la hauteur de leurs attentes. On peut aussi penser à ces gens qui vont connaitre ce que les anglais appellent un "one-hit-wonder", un succès instantané, bien souvent aussi stupéfiant que douloureusement éphémère. Finalement, ces gens peuvent rester dans l'expectative de nouvelles gloires, comme Sapi avec sa boule rouge, mais rien ne dit que ce sera le cas et qu'une tierce personne ne tiendra pas cette place qu'ils estiment mériter.
Je le trouve sombre cet album, et tout ce noir en arrière-plan de la couverture tout comme l'album lui-même renforce cette impression. C'est audacieux pour un album de Noël, mais évidemment, l'amatrice d'atypiques et de sujets pertinents adore cet aspect.
Et puis, même si Sapi est désenchanté, reste qu'il a quitté sa forêt sombre, qu'il a accomplit son rêve et qu'il est maintenant dans une cours où il a tout le soleil pour lui. Mais je devine à sa mine grognonne qu'il n'en est pas particulièrement heureux. J'aime penser aussi à tous ces petits garçons qui, comme Sapi, se rêvent sur la scène, pailletés et admirés, mais qui vont devoir surmonter les jugements de nos sociétés encore trop machistes.
Également, je ne peux m’empêcher de percevoir la dimension de l'album mettant en scène le côté expéditif de Noël de nos jours, au même titre que bien des aspects de notre vie. Un rythme de vie effréné, sans prendre le temps de savourer, même pour cette fête de famille.
Côté graphique, les couleurs côtoient le noir, les ombres côtoient le brillant et l'album est dans un grand format qui accentue la petite taille de Sapi par rapport à son environnement. Je retrouve les personnages mignons aux grands yeux ronds de l'illustrateur, leurs expressions parfois tragiques et attendrissantes et la Nature centrale.
Encore un album profond, pertinent et divertissant, dont j'ai déjà hâte de présenter, aux professeurs, tout particulièrement.
Je pense qu'au regard de ses implications et du certain niveau d'inférences à faire, notamment sur la fin, je le placerai en 1er cycle primaire ( 6-7 ans) plutôt qu'en préscolaire (4-5 ans), mais il va de soi que le 2e ( 8-9 ans) et le 3e ( 10-12 ans) cycle primaire devraient aussi se régaler de cet album sinistrement boisé noëllesque.
Je vous met les liens des articles que j'ai lus pour pousser sur le sujet:
https://www.letemps.ch/sciences/environnement/suede-foret-manque-naturel
et
https://www.lemonde.fr/planete/article/2023/01/03/l-exploitation-intensive-des-forets-suedoises-remise-en-question_6156381_3244.html
et
https://ecotree.green/blog/scandinavie-les-forets-de-suede