« Je tiens ça d’un chef qui m’a donné un conseil : « Tu prends la recette d’une tarte standard et tu enlèves le superflu ». C’est Sarah Jane, le personnage principal du bouquin éponyme, de James Sallis, qui dit ces mots à l’intention d’une personne qui la complimente sur sa tarte aux poires… mais on entend plutôt Sallis nous expliquer sa propre recette pour nous concocter ces drôles de polars qui lui ont valu la réputation d’être le meilleur styliste en activité en ce moment dans le genre. Peut-être même depuis Dashiell Hammett, en tous cas pour ceux que la flamboyance trash de James Ellroy ne satisfait pas…
L’édition en format poche de Sarah Jane s’ouvre sur une préface percutante, alléchante, de Jean-Bernard Pouy, qui n’explique pourquoi il considère Sallis comme « l’honneur du roman noir contemporain », avec ses « textes peaufinés » et son approche de « moraliste discret ». On en salive donc à l’avance, jusqu’à se lancer dans cette histoire réellement chaotique de l’existence d’une jeune femme… et de réaliser que, au-delà de phrases magnifiques qu’on a souvent envie de noter pour s’en souvenir longtemps, on a affaire à un drôle de bouquin…
Qui est Sarah Jane Pullman ? Voilà la question qu’on se pose très rapidement en tournant les pages de ce court roman, et qui, vous êtes prévenus, ne sera pas réellement résolue lorsque l’on refermera le livre. En guère plus de 200 pages, on l’aura pourtant vue militaire au Moyen Orient, puis « véteran », chef cuistot, shérif, maîtresse d’un bon paquet de types pas toujours recommandables, et tant de choses encore qu’il est préférable de découvrir sous la plume enchanteresse de Sallis : toujours un peu à côté, sinon de ses pompes, mais du moins de la réalité, Sarah Jane vit sa vie sans but et sans logique apparente. Elle nous séduit et nous irrite tour à tour, il faut bien l’admettre. Il y a d’abord cette très longue introduction racontant certains épisodes de la vie de Sarah Jane, qui précède une (fausse) entrée tardive dans le vif du sujet, c’est-à-dire la disparition du shérif de la petite ville de Farr (quelque chose comme « Loinn »), que Sarah Jane va devoir remplacer au pied levé, malgré le peu d’envie qu’elle en a… Il y a d’ailleurs des chances que vous deviez y revenir, à cette introduction, pour comprendre ce que l’auteur raconte à demi-mots dans la dernière partie du livre, parce que, assez diaboliquement, elle contient quelques éléments indispensables à la compréhension de l’intrigue, éléments sur lesquels on sera – forcément ? – passé trop rapidement la première fois.
Un avertissement quand même : il y a des lecteurs qui se plaignent que Sarah Jane n’est pas vraiment un polar. Ce n’est pas complètement faux, mais on leur rétorquera que c’est quand même un roman noir, dans le plus pur sens du terme. Car la description que fait Sallis ici de vies ordinaires, perdues dans le grand désert américain, un désert désespérément vide de sens, voire même vide « d’humanité » est d’une noirceur confondante. Et il faut toute cette incroyable légèreté de l’écriture magistrale de James Sallis pour faire passer la pilule. Pour introduire un peu d’humour au milieu des décombres, pour laisser de temps à autre entrevoir un rais de lumière dans l’obscurité. Pour permettre à ses personnages de croiser, in extremis, la beauté, ou tout au moins, l’espoir.
Car, comme le souligne judicieusement Pouy dans sa belle préface, ce que Sallis nous raconte ici, comme dans tous ses livres, ce n’est pas une histoire policière, mais c’est « comment on essaie tous de devenir véritablement humains, sans jamais y parvenir ». Et ça, c’est très beau. Et très triste aussi.
[Critique écrite en 2022]
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