Se défendre
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Se défendre

livre de Elsa Dorlin (2017)

Le livre commence comme un hommage implicite à "Surveiller et punir" de Michel Foucault, par le supplice d'un esclave guadeloupéen en 1802, puis par les images du tabassage de Rodney King en 1991, interprétées par les jurés blancs ("plus il s'est défendu, plus il est devenu indéfendable") et par la population noire. Ainsi est amenée une thèse centrale : "La possibilité même de se défendre est le privilège exclusif d'une minorité dominante."


"Partir du muscle plutôt que de la loi : cela déplacerait sans doute la manière dont la violence a été problématisée dans la pensée politique. Ce livre se concentre sur des moments de passage à la violence défensive, des moments qui ne m'ont pas semblé pouvoir être rendus intelligibles en les soumettant à une analyse politique et morale centrée sur des questions de "légitimité". Dans chacun de ses moments, le passage à la violence défensive n'a d'autre enjeu que la vie : ne pas être abattu.e d'emblée. La violence physique est pensée ici en tant que nécessité vitale, en tant que praxis de résistance."
(la méthode de Dorlin s'inspire probablement de la "biopolitique" théorisée par Foucault, que je ne connais guère)


Elsa Dorlin poursuit par une brève historique du droit du port d'armes en France et dans ses colonies, depuis la cession du droit d'autodéfense à l'autorité militaire et policière - sauf dans les colonies, où les indigènes et les esclaves étaient en pratique soumis à l'arbitraire des originaires de la métropole (elle examine aussi le statut des soldats "indigènes"). Leurs rituels de danse, que les colons tentaient vainement d'interdire, étaient des entraînements au combat, une pratique "métissée" aux multiples facettes ("créolisée" -"invention de manières de composer avec le pouvoir", Christine Chivallon citée page 37).
Elle évoque l'insurrection en 1791 à Saint-Domingue, qui préfigure la révolte désespérée du ghetto de Varsovie, en ceci qu'elle est "une autodéfense sans modalité de préservation de soi qui annonce une entrée dans la lutte défensive où la peur de la mort ne constitue ni une limite ni même un noeud dialectique" (page 41).
Des citations rendent compte du débat interne aux réseaux de résistance juifs du ghetto : tant qu'il était encore possible de choisir sa manière de mourir, à la fois exemplaire, digne, et moins horrible que de monter dans le train de l'extermination méthodique.


Pour aborder les luttes féminines, Elsa Dorlin commence par les "amazones de la république" Pauline Léon, Théroigne de Méricourt, femmes rejetées par la révolution française.

Elle relate ensuite l'adoption par les suffragettes anglaises d'une variante du ju-jitsu, au tout début du XXe.


Grande figure de la gauche internationaliste de cette période, fondatrice du parti communiste d'Allemagne, Rosa Luxembourg refusait la possibilité, envisagée par Jaurès, de la participation des prolétaires à des "guerres défensives".


Je pense qu'Israel illustre dans ce livre un renversement dialectique lié au succès des moyens employés par un peuple pour sa préservation - ou comment les techniques d'autodéfense de gens persécutés ont évolué pour devenir la crème des méthodes de contrôle : Israel, nécessairement préoccupé par sa protection, perfectionne constamment les outils que s'empressent d'adopter les autres états. Dans son analyse des mécanismes de défense incarnés dans le corps des acteurs politiques, et de l'incarnation des politiques dans les corps, Elsa Dorlin comprend le krav-maga comme la praxis d'un mouvement de protection et d'autodétermination dévoyé en nationalisme.
Elle retrace la création des groupes d'autodéfense juifs à la fin du XIXe dans les Balkans et en Russie pour se protéger contre les pogroms, jusqu'à la création du krav-maga ("combat rapproché") par Imi Lichtenfeld, lié à l'existence de la communauté juive en Palestine, et selon l'auteur, à "une conception autoritariste et nationaliste de l'autodéfense" théorisée par Jabotinsky, cofondateur de la Haganah en 1920, sous l'expression de "muraille d'acier" (page 86). "Le krav-maga symbolise alors cette idéologie nationale de la défense offensive" (page 90).
"Le krav-maga se décline aussi en divers sous-produits de techniques labellisées, vendues aux forces de maintien de l'ordre dans le monde entier qui viennent compléter, voire bouleverser, les anciennes techniques contre-insurrectionnelles". Il "permet d'invisibiliser l'utilisation d'armes létales (...) en transformant le corps lui-même en arme létale" (page 93)
"Plus largement, Israel apparaît aujourd'hui comme un modèle politique - à la fois civique et civil - (...) face à ce qui mettait en crise l'état sécuritaire : la menace terroriste." (page 94)


Au chapitre 4, Elsa Dorlin distingue les théories du droit naturel à l'autopréservation individuelle chez Hobbes ("les esclaves (...) ne font rien contre les lois de la nature s'ils s'enfuient, ou s'ils égorgent leurs maîtres"), et du droit à l'autodéfense de sa propriété chez Locke, associant ce second aux milices et au vigilantisme.
Loin de s'apparenter à l'héroisme "des périodes anté-juridiques" (Vico, Hegel), à une "violence instauratrice d'un Etat de droit", qui va céder la seule violence légitime à l'autorité régalienne, le vigilantisme coexiste avec cet Etat moderne et institutionnalise la délégation par l'Etat du droit de justice - à des groupes d'autodéfense armée en Grande Bretagne, à des individus et à des milices aux Etats-Unis.


Nous trouvons alors une thèse polémique centrale du livre, formulée par un titre : "Le vigilantisme ou la naissance de l'Etat racial". Lorsque le droit du port d'arme pour sa propre défense se concrétise par l'autorisation donnée aux seuls "blancs" de se défendre, l'Etat perpétue le vigilantisme des origines, celui des Européens colonisant l'Amérique et punissant selon leur gré les indigènes et les esclaves - soit la persécution des pauvres et des non-blancs, voire la conviviale pratique du lynchage. "le vigilantisme (...) semble donc réimposer quelque chose de l'ordre de la nature face à l'Etat. Or à travers cette idée d'un retour à la nature, il se peut que nous assistions en réalité à la fondation inédite d'un état proprement racial, à une forme de rationalisation de la race comme fondatrice du droit." (page 118)


En 1892, Ida B. Wells constata que les accusations infondées de viols de femmes blanches, qui conduisaient couramment au lynchage, servaient de prétexte au maintien des noirs et des femmes dans la sujétion. Face à un système judiciaire corrompu, elle "lança aux Noirs un appel à l'autodéfense armée."(page 125)


Dans le chapitre 6, Robert F. Williams, ancien combattant de la seconde guerre mondiale, est exclu de la NAACP en 1959 pour avoir prôné la résistance armée. Délivré des calculs opportunistes de l'organisation de Martin Luther King (la même qui préféra Rosa Parks à la "fille de mauvaise vie" Claudette Colvin), et fondant la Comité de combat contre l'injustice raciale, il contribuera à la libération de deux petits garçons noirs molestés et emprisonnés pour avoir fait une bise à une petite fille blanche ("kissing case").


"L'usage de la violence est alors communément refusé selon deux arguments : soit, au nom d'un effet de mimétisme qui transformerait les dominé.e.s en dominant.e.s ; soit, au nom d'un risque d'amplification réactive qui décuplerait la violence des dominant.e.s plutôt que de l'arrêter. (...) Williams adopte une approche typiquement marxiste de la violence comme accoucheuse de l'histoire (...) Il considère que la non-violence et l'autodéfense peuvent être utilement combinées, mais que la violence est seule à même de "modifier un élément de la vie sociale aussi fondamental que l'oppression raciale.""(pages 145-146) "Selon lui, l'autodéfense intervient lorsque la non-violence arrive à ce point critique où persister dans cette tactique se muerait en suicide." (page 145)


Malcolm X est tué en 1965 et le Back Panther Party est créé en novembre 1966. "L'autodéfense se comprend donc comme une contre-offensive et crée une autre sémiologie du corps militant qui ne joue pas sur l'exemplarité de son martyre mais sur le caractère à la fois inexorable et inéluctable de sa vengeance" (page 150) "l'affirmation d'un droit qui est injustement dénié" pour "rétablir un combat à armes égales", en détruisant l'idéologie d'une hiérarchie naturelle et en rendant sa dignité à celui qui se défend.
Les objectif immédiats du BPP étaient de faire respecter la loi, de lutter contre les effets de la pauvreté, et d'inciter ses membres à la formation intellectuelle. "Elaine Brown, figure du BPPSS, rappelle que le parti se présentait comme l'avant-garde de la révolution, son objectif premier étant d'abord et avant tout l'organisation du lumpen prolétariat" (page 154)


Dans le chapitre 7, Elsa Dorlin revient sur les groupes d'autodéfense homosexuels (Lavender Panthers, SMASH, etc.), qui malgré un souci initial à la fin des années 60 de fédérer leurs luttes avec celles des autres minorités, ont au fil du temps tendance à prôner le "nettoyage des quartiers" pour se protéger plus des autres "communautés" que des agressions policières. L'intérêt de ces patrouilleurs hommes homosexuels blancs rejoint alors celui des promoteurs immobiliers et des politiques sécuritaires, rendant "invisibles mais aussi illégitimes et inintelligibles les "queer of color"(Africains-Américains, Natifs, Hispaniques)" (page 167)


Elsa Dorlin regrette alors "un certain type de militance, une forme d'autodéfense protectionniste (...) "Se défendre" a alors consisté à répondre à l'injonction de "se mettre en sécurité" (page 170), opérant un repli sur soi et un isolement qui "finit par relayer les stratégies de division opérées par les dispositifs de pouvoir." (page 170)
"L'entre-soi safe est alors défini par rapport à une extériorité insecure, suscitant la peur ou la haine" et se retourne contre lui-même, "excluant, excommuniant".(171) Elle n'omet cependant pas de mentionner le cas d'une femme agressée physiquement à l'intérieur d'un groupe militant, et de réfléchir sur les difficultés psychologiques et sociales supplémentaires que ça provoque.
Assurer sa sécurité est une condition de la vie collective, mais provoque aussi un repli sur soi identitaire et un affaiblissement - que la droite nommerait communautarisme et victimisation, je suppose.


Au chapitre 8, Dorlin dénonce la manière dont les campagnes contre les violences faites aux femmes, mettent en scène des corps violentés conformes aux normes esthétiques en vigueur, plus susceptibles de susciter l'empathie. Contre l'image, Dorlin préfère l'écrit, ainsi d'un roman qui met le lecteur "dans la peau" d'une victime se vengeant de son harceleur, Dirty Weekend(1991) - une variation sur le thème "rape and revenge" qui présente l'intérêt propre à la littérature, de nous faire voir le monde via les yeux de son personnage.
"A travers Bella , Helen Zahavi s'adresse ainsi aux autres, aux hommes, aux chasseurs. Il s'agit de les faire entrer dans le monde de Bella. Son propos s'apparente alors à une pédagogie brutalisante : qu'est-ce que cela fait d'être une femme?"(page 202)
A l'inverse, les femmes peuvent retourner à leur avantage leur connaissance de la subjectivité des dominants enfermés dans leur propre point de vue sur le monde qu'ils modèlent - un monde sans autre, où l'autre n'existe pour eux que comme proie, réduite à vivre dans un monde de menaces (ou comme on dit aujourd'hui, d'"insécurité(s)"). Mais une position défensive ne remet pas forcément en cause ce monde.
"C'est l'éradication de toute altérité ou, plutôt, le rabattement du possible dans l'ordre de la menace et du danger ; c'est aussi l'éradication de toute conflictualité politique. (...) la réduction de tout.e.s à des proies, diluant et invisibilisant les rapports de domination dans un monde devenu "invivable" pour tout.e.s mais où seul.e.s certain.e.s sont tuables et demeurent effectivement traquée.e.s."


Au début de son livre, Elsa Dorlin enchaînait les cas d'un esclave supplicié dans une colonie et celui de Rodney King battu aux Etats-Unis de nos jours. Elle clôt avec Trayvor Martin, dont le meurtre par un "vigilante" blanc a provoqué le mouvement Black Lives Matter.


J'espère avoir rendu compte des idées centrales du livre - avant de débattre, il faut se comprendre. La précision implique les nombreuses citations. Je ne suis versé dans aucun des sujets abordés! Mais ça devrait au moins vous permettre de décider si cette lecture vous tente.
(la pagination est celle des éditions La Découverte)

ChatonMarmot
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le 15 mai 2020

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