Incontournable Roman Février 2024
"Semer des soleils" est un hybride entre le roman graphique, le roman et la poésie, classé en "romans" dans notre librairie. Il s'attaque à un sujet sensible, mais toujours aussi pertinent: L'impuissance face à la guerre. Je rappelle que la littérature jeunesse est une boîte à outil autant qu'une source de plaisir et d'émancipation, il est donc normal et souhaitable que même les sujets les plus délicats soient abordés. Derrière la guerre, il y a des émotions désagréables, des notions contradictoires et une réalité difficile à traiter pour les enfants n'ayant connu que la paix. Avec sa poésie et sa délicatesse pertinente, Madame Poulin nous offre autant une piste de réflexion qu'une incursion dans la psyché d'un jeune humain.
Théo ne s'y attendait pas, mais un jour, la guerre s'est invitée dans son salon. Sur l'écran de la télévision, des images choquantes, une violence insensée, des gens en danger. Et surtout, des tas de questions qui n'ont pas de réponse claires. Depuis deux mois, la guerre en Ukraine fait rage, accumulant les images pénibles à regarder et les actes d'une monstruosité absurde. Surtout, depuis deux mois, Théo ne sait pas quoi faire de ses questions sans réponses qui habitent sa tête. Alors que les gens tout autours semblent regagner leur normalité, Théo ne comprend pas comment c'est possible de faire comme si de rien n'était, comme si ce qui se passait si loin de son pays ne les concernait pas. L'impuissance le ronge et avec elle, son quotidien n'est plus paisible. Il a des cauchemars, ses questions se heurtent à l'impuissance de son père, qui ne sait plus quoi lui dire et lui demande de ne plus poser de questions. Théo regarde ses amis jouer à la guerre, alors que des enfants de guerre rêvent de jouer à la paix. Que faire? Que penser?
Les illustrations sont de Enzo, un habitué des albums jeunesse ces dernières années et qui nous a encore une fois, livré un belle exécution, à la fois sobre et percutante. La couverture donne bien le ton. L'écriture est quelque part entre le roman et les vers libres. Il y a des titres pour les pages, mais pas de chapitres à proprement parler. Parfois, le côté concis du texte, rend le message encore plus percutant. Certains passages emploient la répétition ou l'accumulation. Enfin, parfois on est plus près de la poésie, mais parfois plus du dialogue. La structure est donc assez changeante.
Attention, il y aura des divulgâches à partir d'ici.
Le volet qui m'interpelle le plus est celui des émotions. Nous, les adultes, avons déjà tant souvent tendance à vouloir protéger nos jeunes qu'on invalide souvent, sans le vouloir, sur leurs émotions et leur ressenti. On veut les tenir éloigner des problèmes, qu'on juge trop gros pour eux ou hors de leur porté de compréhension, en se disant que si nous, nous ne pouvons comprendre un enjeu, alors il y ira de même pour eux. Il y a un peu de vrai, pas aussi tellement de faux. Nos jeunes ne sont pas stupides, et ils sont plus perceptifs qu'on veut bien le croire. Et surtout, dans un monde aussi intensément ouvert avec la technologie, nous avons une génération plus que jamais au fait de ce qui se passe dans le monde. Il importe alors, à mon humble avis, de faire le tri dans tout ça et de les accompagner. Les empêcher de voir et s’intéresser au monde est contre-productif, puisqu'ils en font partie. Ainsi, Théo est au fait de ce qui se passe actuellement en Ukraine, mais ç'aurait pu être un autre conflit majeur que la pertinence de cette histoire reste la même. Que faire quand on est un enfant sensible, conscient d'une réalité complexe et dans l'incapacité de se faire entendre?
Au début, Théo ne peut que répéter ses questions, nourries par son sentiment d’injuste, d'impuissance et d'empathie. De grandes qualités, à mon avis. Mais ces émotions sont incapables d'être vécues, parce que personne ne s,intéresse à ses questions, il est même invalidé à leur sujet. Alors, il internalise. Il accumule. Il a mal. Des émotions qu'on ne peut ou on ne sait exprimer, ne peuvent que générer des conséquences désagréables, comme une humeur maussade, des nuits difficiles ou encore des frictions dans les relations interpersonnelles. Toutes des choses qui vont arriver à Théo. S'ajoute à ce portrait incapacité d'agir. Mais j'y reviendrai. Enfin, Théo fini même par externaliser de manière inadéquate en devenant violent contre ses amis verbalement , puis contre une poubelle physiquement. Les émotions qu'on refoulent tendent à sortir d'une autre façon et souvent, elles peuvent se manifester de manière inadéquate, comme c'est le cas ici.
Théo fera la connaissance d'une jeune fille aux cheveux verts, qui a trouvé une façon d'exprimer ses frustrations face au conflit qui la ronge de l’intérieur elle aussi. Colombe a trouvé une façon d'externalisé ses émotions à travers les arts, le dessin sur les murs, plus précisément. Elle emploi un symbole, la colombe, qu'on doit à Pablo Picasso, qu'elle dessine sur les murs de brique d'une maison à l'angle de la rue. Je note que sa manière d’exprimer sa colère de manière constructive. On l'oublie, mais la colère est une émotion, elle a donc une fonction et contrairement au gros cliché populaire, la colère n'est pas forcément explosive et agressive. La colère, quand elle est gérée et orientée, fait des miracles. La colère peut permettre la mise en action face à une injustice, elle peut servir à défendre des causes ou empêcher des gestes déplacés. Elle peut rendre artistique. J'aime bien qu'on commence enfin à réinterpréter la colère, cette émotion trop souvent ultra-vulgarisé en crises de bacon ou en violence sociale. Ici, Colombe se permet de dessiner à la craie sur des murs, parce qu'elle se sent impuissante, en colère et qu'elle veut protester ( ce sont ses mots). Colombe offre à Théo la première marche à suivre: Prendre conscience de son émotion et chercher à la canaliser.
Bientôt, Théo se met en action lui aussi. Il peint des pierres avec les noms des villes ukrainiennes bombardées, et va les placer sous les graines de tournesols que lui a confié Madame Léna, une femme d'origine ukrainienne qui est a voisine. C'est elle qui explique un autre symbole important pour ce livre: Le tournesol, "soniashnyk" en ukrainien, la fleur nationale de l'Ukraine. Plus tard dans l'histoire, Théo, son père et madame Léna vont entreprendre une levée de fond pour venir en aide aux ukrainiens, en vendant des "pierogis" sorte de pâtes farcies de patates, fromage et oignons ayant la forme de demi-lunes ( C'est super bon!). C'est une autre façon de se mettre en action et même les petits gestes sont porteurs. Le simple fait de se mettre en action est une victoire pour la paix. C'est d'ailleurs sur cette note que se termine le livre.
Donc, à retenir: Trouver des alliés, c'est-à-dire des oreilles attentives, des épaules de consolation et des gens qui partagent nos valeur. Entendre ses émotions, c'est-à-dire les nommer et les prendre aux sérieux. Se mettre en action, c'est-à-dire trouver des actions qui font du bien pour gérer les émotions, faire des activités susceptibles d'influencer la cause ou valeur que l'on défend et prendre le temps d'en parler avec les gens que cela intéressera ou impliquera.
Le passage sur le jeu de la guerre m'évoque une lecture que j'avais fait il y a quelques années sur ses implications. Entre autre détails, j'avais lu que les jeux de guerre peuvent avoir du bon, en ce sens où ce type de jeu permet de mieux cerner les limites physiques entre enfants, en ce sens où ça permet de voir que nous avons des limites imposées par la douleur ou la défense de son intégrité physique. Néanmoins, je pense qu'on peut ouvrir le débat en classe ou à la maison sur le sujet. Pourquoi jouer à la guerre? Quel plaisir en retire-t-on? Pourquoi y a t-il toujours deux camps opposée? Il y a clairement matière à débat ici, je pense et j'estime que les réponses seront plus nuancées qu'on le croit.
D'ailleurs, Théo se fait une réflexion intéressante quand il réalise qu'après avoir hurlé et insulté ses amis, qui avaient un avis contraire au sien, que c'est peut-être ainsi que commencent les guerres. Un désaccord. Un refus de compromis. Un début de haine. Un refus de s'excuser. Bien sur, les raisons de partir en guerre sont innombrables, mais il tiens un bon début de réflexion. Cela interroge aussi la notion de conflit de valeur ou conflit d'opinion, et les habiletés que nous devrons développer pour les gérer.
Enfin, je mentionne la petite Olga, jeune fille qui dans l'histoire est décédée en posant un pied sur une mine anti-personnelle, dans une maison abandonnée, en Ukraine. On a peint des dinosaures en couleur vives sur son petit cercueil. Théo est resté marqué par cet évènement et on peut le comprendre: Il réalise que des enfants meurent, dans une guerre. Il y a quelque chose de profondément révoltant dans à l'idée que des enfants n'ont pas tous les mêmes chances de survivre de part le monde et que malgré les conventions et les accords, des adultes se contrefoutent que des enfants meurent sous les balles, les obus, les gazes et autres joyeusetés typiquement humaines. Olga aura droit à sa pierre, comme les villes ukrainienne, dans le jardin de tournesols de Théo ( avec un petit dinosaure en bonus). Prendre acte de sa chance et de ses privilèges est, il me semble, une réflexion que permet de faire les conflits, au même titre que les iniquités sociales.
En conclusion, il faut permettre à nos jeunes d'être entendus, mais aussi de leur permettre d'agir s'ils en ressentent le besoin. Agir mobilise le jeune face à ses valeurs, lui permet de les défendre, ce qui est une des fondations de notre estime de soi. Nous adhérons tous à des valeurs, partiellement ou complètement et elles nous façonnent, puisqu'elles nous habitent. Adhérer à des valeurs nous définit et ultimement nous construit en tant qu'individu. Nos jeunes ont le même besoin que les adultes, celui de croire en quelque chose et de lutter à divers niveaux pour elle ( ou elles). Il le feront à leur échelle et avec leurs mots, comme nous en sommes témoin avec les mobilisations pour le climat et pour les causes qui leur sont chères. Dans un monde rempli de conflits, militer pour la paix, lutter pour les causes sociales et faire entendre ses idées, est à mon sens impératif pour nos jeunes. Ils en sortiront plus solides, validés et engagés. Il font parti de la solution. Il me semble que de croire en notre jeunesse est le plus beau cadeau que nous pouvons leur faire dans la construction de leur identité, mais surtout le plus beau gage de confiance envers ceux et celles qui vont être les adultes de demain.
En ce sens, je remercie toutes les autrices et les auteurs, qui à l'instar de madame Poulin, mettent en relief divers enjeux cruciaux à travers la littérature jeunesse pour que cette même jeunesse ait accès à des outils et des réflexions pour nourrir leurs besoin de compréhension et s'ouvrir au monde qui est aussi le leur. J'apprécie que la littérature jeunesse soit au service de la jeunesse, tout en les faisant rêver.
Laissons nos jeunes semer des soleils, à leur façon.
Pour un lectorat intermédiaire à partir du 3e cycle primaire, 10-12 ans+