Un amour fou, transgressif et sacrilège
Iconoclaste, Servir le peuple ne l'est pas seulement pour un certain chapitre où deux amants piétinent – et jouissent de cela – ce qui tenait lieu de sacré pour tout Chinois, à savoir la parole et l'image de Mao Zedong. Le roman de Yan Lianke l'est aussi dans cette représentation d'un amour fou et adultère unissant “ un maitre et son valet ”, espace de liberté et de temps suspendu forcément transgressif, initié par deux êtres dans le corset d'une société confucéenne et maoïste hypocrite.
Paysan pauvre, Wu Dawang a intégré l'armée dans l'espoir de s'élever socialement. En prenant femme dans son village, il s'est engagé par écrit auprès de sa belle-famille à devenir rapidement un officier souvent cité pour ses mérites afin d'obtenir, pour son épouse et l'enfant qu'il a eu avec elle, un hukou urbain qui les sortirait de la misère. Ses progrès dans cette voie conditionnent les chiches faveurs que lui apporte une conjointe qu'il ne voit que lors de rares permissions.
Dans sa compagnie, Wu Dawang est un camarade exemplaire, car il ânonne à la perfection le fatras idéologique qui a servi de pensée prémâchée à tout un peuple durant trente-cinq ans. Mieux, il y croit de toutes ses forces, avec un enthousiasme pas forcément contraint par l'objectif d'élévation qu'il s'est fixé.
Pour récompenser cette conscience politique modèle, Wu devient l'ordonnance et le cuisinier du père du régiment, un colonel fameux pour son engagement durant l'occupation japonaise puis lors de la guerre civile précédant la Libération. En secondes noces, celui-ci a épousé Liu Lian, de vingt ans sa cadette, qui se trouve être l'aînée de Wu Dawang de quelques années seulement. Respectueux du commandement Servir un officier supérieur, c'est servir le peuple que son entourage, militaire ou familial, lui rappelle constamment, l'ancien paysan remplit avec ferveur sa mission auprès du couple.
À l'occasion d'un long séjour du colonel dans la capitale, Grande Sœur Liu cherche à attirer Petit Wu dans sa couche. Les appâts de la belle n'étant pas suffisants pour briser un tel bloc de discipline révolutionnaire, elle détourne le slogan Servir le peuple à son avantage. La pancarte de propagande qu'avait su si brillamment interpréter l'ordonnance lors de son embauche devient le signe de ralliement aux désirs brûlants et inassouvis de la jeune femme. Satisfaire ceux-ci n'est-il pas, là encore, servir le peuple ?
La passion qui engloutit le couple est l'occasion pour Yan Lianke de dénoncer l'absurdité de ce matraquage idéologique qui permet de justifier le tout et son contraire, ainsi que l'hypocrisie d'un monde extérieur au duo qui sait (ou se doute) parfaitement de ce qui arrive et en tirera parfois profit.
L'amour désintéressé et sans retenue qui unit les deux amants dans cet espace/temps de liberté où ils s'ébattent pulvérise toutes les conventions sociales, mieux que ne l'auront fait trente-cinq ans de socialisme. Dans leur nudité et leur abandon et à moins qu'ils n'y consentent, il n'y a ni dominant, ni dominé, sauf quand la haine de l'autre – ou plutôt de sa propre dépendance à l'autre – jouera les trouble-fêtes, asséchant brutalement le désir pour le porter ensuite un peu plus loin, un peu plus haut. C'est dans des circonstances voisines que les actes sacrilèges seront commis, destruction enfantine de toutes les figures de l'idole, transgression du sacré dont la violence portera leur jouissance à son apogée.
Sarcastique quand il met en scène l'ossification des comportements sous le poids de l'idéologie, pudique et tendre lorsqu'il évoque les premiers pas hésitants du couple, fiévreux, violent, sensuel pour décrire leur passion... Yan Lianke signe, avec Servir le peuple, le roman d'un amour fou sans autre issue que l'attente, patiente, de l'autre, enfin...