Un beau jour de notre proche avenir, la Lune éclate en sept morceaux principaux, accompagnés d'une myriade de rochers plus ou moins gros, dont certains menacent de s'écraser sur la Terre. Qui a commis cet attentat cosmique? On l'ignore; ce sera le mystérieux "Agent". La planète survivra-t-elle à ce cataclysme lointain mais programmé? Les scientifiques ont tôt fait de répondre par la négative; la pluie de météorites engendrée par l'explosion de la Lune durera au moins cinq milles ans et réduira en cendres toute la surface du globe. Il n'en restera ensuite qu'un anneau de débris tournant autour d'un tombeau de sept milliards d'âmes et d'une quasi-infinité d'animaux et de végétaux. Le délai avant la sentence? Deux ans.
Oubliant certaines de leurs querelles (mais pas toutes, ce serait trop beau), les êtres humains s'organisent alors pour tenter de faire survivre non pas l'humanité telle qu'elle est, mais toutes les espèces vivantes, sous forme d'un programme de séquençages génétiques stocké à bord de la Station Spatiale Internationale, seul endroit habité où des humains ont une chance d'échapper à la catastrophe. Et, tandis que les gouvernements, les agences spatiales et les scientifiques de tous bords rassemblent leurs connaissances et leurs pouvoirs pour faire de l'ISS une Arche 2.0, quelques groupes disséminés tentent leur chance autrement, sous terre ou ailleurs.
Monstrueux ouvrage que celui-ci, qui se découpe en trois parties de plus de 100.000 mots chacune. Neal Stephenson nous a désormais habitué aux pavés de classe galactique, et tant que son style restera plus léger que celui de Stephen King, on le lira sans problème (encore que j'avoue n'avoir jamais pu terminer le Cycle baroque).
La première partie raconte comment les humains se serrent les coudes et mettent les bouchées doubles pour transformer l'ISS en essaim de modules habitables destinés à abriter un échantillonnage des cultures de la planète. La chose n'est pas évidente, et NS ne laisse aucun problème de côté. Tous les points qu'il aborde et développe sont d'un réalisme saisissant, et les solutions qu'il propose (inspirées d'hypothèses existantes ou en cours d'expérimentation) sont d'une intelligence plus que pointue. Le résultat est stupéfiant; imaginez "Gravity" à la puissance 10.000, sans les invraisemblances, et avec un objectif cosmique !
Je n'entrerai pas dans les détails; sachez seulement que l'un des personnages les plus attachants, le vulgarisateur scientifique surnommé Doobs, est plus qu'inspiré du génial Neil DeGrasse-Tyson. D'ailleurs, tiens: pour le plaisir, prenez neuf minutes et allez voir ceci.
Cette première partie se termine deux ans après l'explosion de la Lune, quand les premiers météores lunaires déchirent l'atmosphère terrestre en masse, réduisant toute vie à néant.
Le second volume raconte comment les 2000 et quelques êtres humains (plus ou moins) sélectionnés pour habiter l'ISS, vont s'y prendre pour : échapper au désastre - ne pas s'écharper mutuellement - trouver un endroit où s'établir pour les 5000 ans à venir - se reproduire - conserver une bonne mémoire de leur passé - trouver des ressources - et je vous passe les détails, mais ils sont (presque) tous dans le bouquin.
C'est énorme, incroyable, minutieux, beau, noble, parfaitement crédible, poignant à un degré rarement atteint dans une oeuvre racontant une ample catastrophe... Bref, à filmer d'urgence sous forme de série interminable et jouissive. C'est tellement bon qu'on a envie d'aller habiter l'ISS tout de suite; genre "Hé, c'est quand, la prochaine navette?.. - Il n'y en a plus, monsieur, le programme a été arrêté. - Alors, le prochain Soyouz / Longue Marche / Ariane ? Demain ? OK, réservez-moi une place. Non, non, j'ai pas de bagage.."
Après avoir échappé au Déluge de météores, l'espèce humaine est confrontée à un orage de problèmes, parfois magnétiques, souvent irradiants, qui vont épuiser toutes ses ressources, physiques, morales, psychologiques, et d'autres dont personne ne soupçonnait l'existence. Finalement réduits à une poignée par l'attrition, les accidents, les rébellions, les maladies, les imprudences, les manques-de-bol, les scissions, les suicides,
le cannibalisme et les sacrifices, sept femmes fertiles et une ménopausée (d'où le titre seveneves: les sept Eves; par contre, ne me demandez pas pourquoi c'est un palindrome; c'en est un, c'est tout) parviendront à trouver un abri solide où elles pourront procéder au "redémarrage" de l'humanité.
Cinq mille ans plus tard...
La troisième partie raconte comment les néo-humains reviennent sur Terre. La description des habitats spatiaux bâtis par les descendants des Sept Eves fait rêver. Les illustrations qui ornent les 2e et 3e de couvertures du livre sont magiques.
L'auteur s'est inspiré d'un ensemble de techniques (pas toujours neuves mais peu exploitées) fondées sur les propriétés des matériaux flexibles. (Saviez-vous que, sans gravité, un fouet se comporte exactement de la même manière qu'avec?)
Tout semble aller pour le mieux dans l'unique monde dont nous disposons... L'atmosphère s'est refroidie, les océans aussi, les humains ont mis au point divers moyens de revenir. C'était compter sans la bonne vieille psyché de notre race, pour qui la notion de collaboration est apparemment toute relative. Et voilà que le repeuplement de la Terre se mue en reconquête.
A vrai dire, on se demanderait presque pourquoi les choses auraient pu aller autrement... Sans doute parce que cela aurait été beaucoup plus difficile à raconter.
Et maintenant, émettons quelques bémols:
Il va de soi que Neal Stephenson est un monstre d'écrivain et que ses livres sont des ouvrages inclassables, tant par leurs sujets que par leurs propos. Mais il lui manque, à mes yeux, toujours ce petit quelque chose qui fait le charme d'autres auteurs moins imposants. Grâce à Seveneves, j'ai enfin compris ce que c'était. Cela pourrait se traduire par "l'absence d'utopie". Je veux dire, d'utopie au sens philosophique du terme. Au sens de: hé, M. Stephenson, vous pourriez nous ajouter une petite pointe d'espoir?
Je m'explique: pour NS, il est tout à fait normal qu'une héroïne sache tirer au fusil à dix ans et qu'elle ait écorché elle-même son premier daim à douze. Il est aussi normal que, dans un engin construit à la fois par des Russes et des Américains (et des Chinois, des Japonais, des Canadiens, des Français, des Allemands, etc.), l'influence américaine finisse par devenir prépondérante (on a même un hommage à George Bush Sr quelque part, sous les espèces d'un porte-avions qui porte ce nom; comme ça, les choses sont claires). Il est aussi normal que la "paranoïa" soit considérée comme une maladie mentale d'origine génétique, et qu'il faille donc la conserver dans les banques de mémoires, au cas où on en aurait besoin un jour !
Quant au fait que les Sept Eves laissent survivre une femme qui les a clairement maudites et a juré leur perte, je n'arrive même pas à concevoir comment la chose est possible; et j'arrive encore moins à imaginer comment une telle situation (six personnes contre une, enfermées dans 900 mètres-cubes pendant une vie entière) peut perdurer ne serait-ce que deux semaines...).
Les exemples de cet acabit pullulent, autant dans ce livre que dans toute son oeuvre (quoique, pas autant que dans le fort douteux Reamde) mais là, on touche à un niveau inégalé ; car figurez-vous que, malgré 5000 ans d'évolution contrôlée, concertée, etc., les êtres humains n'ont pas réussi à imaginer autre chose en guise de système économique que... une bonne vieille saloperie de Bourse d'échanges.
Quelle déception ! Quelle tristesse ! Quelle faiblesse... Tout ça pour ça, M. Stephenson ? A quoi bon avoir construit une montagne-cyborg à mains nues pour qu'elle accouche d'une souris mécanique du XVIe siècle ?
Il y a des années, Dan Simmons (le plus surfé des auteurs de sf) avait "imaginé" un avenir lointain où l'Eglise catholique n'avait pas évolué d'un pouce et régnait toujours sur les consciences, sans que l'on comprenne pourquoi ni comment. Voilà qu'aujourd'hui, NS nous dit que, malgré son talent hors-du-commun, il n'a pas réussi à trouver de meilleure alternative au capitalisme néo-libéral. A-t-il seulement cherché ?
C'est là que, pour moi, le gigantesque édifice s'effondre sur lui-même, pour devenir un énième produit néo-con, de la chair à prix littéraire légèrement facho-mais-je-me-soigne (genre O. Scott Card, MacMasters-Bujold, ou quelques autres), un rêve prometteur et excitant qui part en vrille pour finir en soirée scrabble chez Tatie Danièle.
J'avoue que la fin de toute cette aventure monumentale m'a ennuyé. Je n'ai d'ailleurs pas compris pourquoi sept personnes (dont une majorité de mecs; eh oui, parce que bien qu'on soit désormais dans une humanité régie et ré-inventée par les femmes, l'équipe finale comprend quand même 4 hommes et 3 femmes ! Faut pas faire trop révolutionnaire non plus, pardine !) partent soudain ensemble faire une chose primordiale dont elles ignorent tout. Leur "mission" rappelle méchamment ces scénarios poussifs de jeux de rôles qu'on improvise un dimanche après-midi pour quatre potes passés à l'improviste. "Alors, vous êtes dans une auberge, et euh... l'aubergiste vous présente le notable local qui euh... a justement un travail pile poil pour vous... Vous acceptez ou.. ou quoi?" Evidemment, banane, sinon y a pas d'histoire et on rentre chez nous.
Le pire, c'est que tout est en place pour qu'il y ait une suite. En effet, on ne sait toujours pas qui ou ce qu'était l'Agent qui a fait péter la Lune. Et nos sept héros parlent de devenir une communauté de neuf (ça me rappelle quelque chose, mais quoi, bon sang ?) ou alors treize ("ah non! Pas treize, ça porte malheur! - car oui, les humains n'ont pas non plus évolué sur ce plan-là) pour aller... pour aller... En fait, j'ai déjà oublié ce qu'ils veulent faire.
De toute façon, ce sera sans moi.