« La femme la plus libre au monde » fut le surnom de Colette, sa liberté rimant avec un désir de vie qui ne la quittera jamais…


Sur la première photo d’Irving Penn qui la représente en 1951, immobile et clouée sur son lit, elle a 78 ans, mais derrière la femme impotente aux allures de cartomancienne, l’objectif saisit la vie: l’oeil qui frise, une ébauche de sourire animant son visage qui semble voir derrière les êtres.


Colette ne s’exhibe pas, mais ne cache pas non plus au regard des autres ce qu’elle est devenue: ce corps, désormais lourd et massif, elle l’accepte, il est la vie, sa vie, et tant qu’il existe elle existe avec lui.


Le jeune photographe tourne autour de la vieille romancière, enfoncée, engoncée dans des vêtements qui pèsent sur elle plus qu’ils ne l’habillent, captant, avec son habileté de portraitiste, maniaque et frontal, l’éclair du regard qu’elle pose sur lui, comme pour l’évaluer et le jauger.


Car passive, elle ne l’est jamais : que l’on sonde en images la profondeur de son naufrage, elle y consent, recevant calmement, sans les subir et «droit dans les yeux», les ultimes témoins d’une existence qui va bientôt s’achever : il ne lui reste que trois ans à vivre.


Mais quel est-il donc cet « animal mythologique » caché sous « un empilement d’étoffes et de fard » ?


Au fil des pages et des photos qu’elle décrypte avec une détermination passionnée, Emmanuelle Lambert reconstitue le parcours d’une vie qui a débuté le 28 janvier 1873 dans un petit village de L’Yonne à Saint-Sauveur-en-Puisaye.


Gabrielle, fruit des amours de Sidonie Landoy dite Sido et du Capitaine Colette, nous apparaît à 10 ans, tout en blondeur mousseuse, petit bijou à l’iris de mûre claire, près de laquelle, injustice terrible du sort, s’étiole, mate, noire, yeux enfoncés et corps malingre, sa demi-sœur aînée, Juliette, que la vie a privée de tout et qui connaîtra le destin tragique des « laides », tare rédhibitoire en ces années 1900.


Mais la jeune Sidonie-Gabrielle, ses boucles dorées et son visage de chat accrochent le regard, retenant durablement celui de Henry Gauthier-Villars, Willy de son nom de plume, un homme d’esprit gros et jouisseur à l’appétit sans limites, mais un lettré, roi du calembour et des folies noctambules dans la capitale, qui avait connu Gabrielle enfant, quand elle accompagnait son père lors de quelque virée parisienne, à la librairie scientifique de la famille Gauthier-Villars.


La petite sauvageonne lectrice et musicienne, grandie dans la terre de son jardin, va se frotter, grâce à lui, aux lettres et aux arts dans les salons parisiens et les concerts, faisant l’apprentissage de l’écriture et d’une vie menée tambour battant.


Son charme juvénile, ses longues tresses, vestiges de l’enfance, son parler bourguignon savoureux à l’accent rocailleux font sensation et son époux et «débonnaire passeur» lui ouvre tout : le corps, l’esprit, le monde, tellement fier de promener sa « petite » si timide malgré sa vivacité.


Mais attention aux jeunes filles, qu’il ne faut jamais sous-estimer nous prévient l’auteure, évoquant les Claudine, premiers succès de Gabrielle, alors âgée de 27 ans et signés de son mari qui l’a rebaptisée Colette.


Fraîcheur, insolence, provocation et sensualité éclatent dans cette série, annonçant l’une des plus grandes romancières de la chair, qui en 1907, dans La Retraite sentimentale, écrivait :


« moi, c’est mon corps qui pense, il est plus intelligent que mon cerveau. Il ressent tout plus finement, plus complètement.


Quand mon corps pense…tout le reste se tait. À ces moments-là, toute ma peau a une âme. »


Une véritable profession de foi des plus cohérentes, si l’on songe à la Colette multiforme qui va se manifester tout au long d’une vie que l’on dit scandaleuse, marquée par trois mariages, nombre d’amants et d’amantes, mais dont on retiendra surtout « l’histoire d’une émancipation féminine par la sexualité et la littérature. »


Qu’on ne s’y trompe pas : Colette n’a rien d’une auteure mineure de « romans féminins » genre plus que réducteur dans lequel beaucoup ont cru bon de la cantonner, et elle ne pardonnera jamais à Willy d’avoir exploité son talent : il lui aura fallu presque 30 ans pour mûrir ce qu’elle aurait pu ou dû dire à son mentor et qu’elle exprime avec férocité dans Mes apprentissages, sous-titré Ce que Claudine n’a pas dit.


« Se laisser sucer la jeunesse, y trouver du plaisir (pourquoi pas) et s’en faire une arme »


Colette, dans ce brûlot vengeur, se révèle impitoyable .


Un art consommé de l’incarnation, l’ouvrage est écrit à la première personne, des photos légendées choisies avec soin dès la parution du livre dans le journal Marianne en 1935 : on assiste à la vengeance, ou plutôt la revanche d’une romancière au sommet de son art, une femme mûre qui n’a plus rien à prouver, sinon à elle-même, mais d’abord à un ex- mari décédé, dont elle est séparée depuis bientôt trois décennies.


Emmanuelle Lambert, pour le 150ème anniversaire de la naissance de Colette, a voulu rendre hommage à une romancière qu’elle aime et admire, une femme libre et surtout vivante, dont les livres, bien que profondément ancrés dans leur époque, restent intemporels, voire d’une étonnante modernité.


Il suffit pour s’en convaincre, de lire, outre les Claudine, Chéri, et sa somptueuse Léa de Lonval, qui, dans l’émerveillement désenchanté et la lucidité teintée d’amertume qu’elle ressent, sait que sa passion sera la dernière, ou encore Le blé en herbe, exaltant l’éclosion de la sensualité, un moment qui signe, dès lors, la perte de l’innocence.


Et l’on ne saurait passer sous silence le livre consacré à sa famille, à sa mère surtout, une Sido impériale célébrée comme « la reine du jardin, sorte de déesse de la nature, le centre autour de quoi tout gravite »


Pure évocation de ce « vert paradis des amours enfantines » perdu à jamais, que Colette, à l’instar de Baudelaire, tente de retrouver.


Feuilleter l'ouvrage d'Emmanuelle Lambert, riche de photographies inédites, c’est découvrir une Colette dans tous ses états, de l’enfant, Sidonie-Gabrielle, née en 1873, à la jeune épouse chapeautée, col Claudine et taille de guêpe, flanquée de son époux bedonnant et de leur jeune amante Polaire, en passant par la mime et l’artiste de music-hall, les seins nus, dévêtue dans une splendide impudeur, pleinement revendiquée.


Et puisque mon compte-rendu s’est ouvert sur l’image d’une Colette en fin de vie, j’aimerais le clore sur la femme charnelle et flamboyante qu’elle fut aussi, cet «être unique et merveilleux» titre de l’un des sept chapitres du livre, dédié en fait à Missy, son amant-femme Mathilde de Morny.


La photo d’art, en noir & blanc, réalisée par les ateliers Reutlinger, date de 1909,
Colette a 36 ans: lascivement allongée sur une table basse ottomane, l’étoffe blanche jetée sur elle, souligne, plus qu’elle ne dissimule, sa nudité : œil fardé de khôl et bouche légèrement entrouverte, la jeune femme fixe l’objectif d’un air interrogateur : proie ou prédatrice? Son corps parle pour elle, «toute sa peau a une âme».

Aurea
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le 13 févr. 2023

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