Longtemps, l’historien qui s’intéressait aux faits et aux pensées des soldats allemands durant la seconde guerre mondiale était confronté à un écueil. Soit il trouvait des témoignages indirects (de victimes, de témoins, d’adversaires etc.) mais ces témoignages étaient nécessairement incomplets. Soit il pouvait interroger les soldats de la Wermacht qui survécurent à la guerre, mais dans ce cas se posait le problème de la justification et/ou de la dissimulation dont pouvait faire preuve ces derniers. Difficile en effet après 1945 d’avouer avoir participé à des pillages, meurtres ou bien pire encore et encore moins de l’assumer.
En 2001 l’historien Sönke Neitzel tombe pourtant sur une source unique, gigantesque et complètement inexploitée jusqu’ici pouvant permettre d’approcher au plus près de la pensée d’un combattant allemand entre 1939 et 1945 : près de 150 000 pages de procès verbaux en provenance de camps de prisonniers situés en Angleterre et aux Etats-Unis dans lesquels on retrouve les retranscriptions d’écoute et d’espionnage de détenus allemands. Si le but à l’époque était bien sûr d’obtenir des informations cruciales pour les opérations militaires alliées, l’historien d’aujourd’hui se retrouve face à un quasi Graal. Une prise directe avec des acteurs de l’époque qui ne cherchent plus à dissimuler ou minimiser leurs actions. Entre eux les soldats qui ont participé aux mêmes combats et aux mêmes agissements conversent librement et nous laisse approcher au plus près leur univers mental.
La tâche est cependant écrasante, des milliers de conversations des centaines d’heures d’écoute, un travail de Titan. Appuyé par le psychosociologue Harald Welzer ainsi que par ses étudiants en maîtrise, l’ensemble est pourtant patiemment lu, étudié et compilé. On se retrouve dès lors face à une incroyable plongée dans le cadre culturel du soldat allemand et se dessine alors des schémas et des explications permettant un peu mieux de comprendre comment des hommes apparemment ordinaires se transformèrent en bourreaux terrifiant.
Il serait difficile de résumer en quelques lignes les près de 700 pages composant le livre. On peut toutefois relever quelques unes des principales avancées. Evidemment pour un lecteur du XXIème siècle on pourrait penser que le fait saillant de la seconde guerre mondiale, à savoir l’extermination de masse, occupe l’essentiel des pensées et conversations des soldats de l’époque. Il n’en est rien. Les génocides, les massacres et autres horreurs d’alors sont bien peu abordées. Pas par pudeur ou par souci de dissimuler les faits, loin de là. Cela n’est tout simplement pas considéré comme «très intéressant». On s’attarde beaucoup plus sur des comparatifs technologiques (quel avion est le meilleur, quel blindé etc.), les femmes ou d’autres sujet en apparence moins importants. Et quand enfin le sujet des massacres est évoqué, les soldats la plupart du temps n’ont pas l’air de comprendre l’ampleur de l’horreur exercée. Comment expliquer cette indifférence chez des hommes qui pour certains ont participé directement à des mises à mort de masse ?
C’est là toute la force du livre, on comprend que ces hommes ne s’offusquent pas, ou rarement, des massacres parce qu’ils n’ont tout simplement pas les «outils mentaux» pour le faire. Que ce soit l’éducation nazie reçue par les plus jeunes (ceux qui avaient moins de 10 ans avant l’arrivée de Hitler) ou la nécessité de mettre en oeuvre tous les moyens utiles pour mener la guerre, le soldat allemand fait son devoir, s’efforce d’accomplir du mieux possible la tâche qu’il a reçue. Quand la conscience n’est pas préparée à «conceptualiser» ces horreurs il n’y a alors pas de «cas de conscience». L’extermination devient une des composantes de la guerre, on sait qu’elle existe, on en est parfois directement témoin, mais elle n’est qu’un des éléments du «décor» de la seconde guerre mondiale. Tuer un juif, un civil ou un partisan c’est faire son travail. Au fond ils se perçoivent comme de «braves gars» qui «font le boulot» et bien peu nombreux sont ceux qui finissent par douter de leurs actions. Dans le meilleur des cas on reconnait qu’il est difficile de mener à bien une extermination. On conteste alors les moyens d’exécution, trop éprouvant pour les nerfs ou trop fatigants, quasiment jamais l’exécution en elle même. En dehors de cela les soldats parlent de tout et de rien, du quotidien de la guerre, des médailles, des principaux évènements sur les différents fronts. Des conversations presque surréalistes pour le lecteur d’aujourd’hui mais qui s’expliquent facilement car on comprend désormais mieux leur cadre de référence.
Le livre fini on reste un peu sonné par la quantité d’information qu’il contient. On pourrait à la rigueur regretter que certaines parties n’aient pas été un peu plus synthétiques mais on reste troublé par cette facilité avec laquelle des millions d’hommes participèrent sans broncher à une gigantesque oeuvre de destruction simplement en ôtant toute référence humaniste dans leur éducation et dans leur univers culturel.
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