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"Des gens ordinaires, dépourvus de tout hostilité, peuvent, en s'acquittant simplement de leur tâches, devenir les agents d'un atroce processus de destruction". Telle est la terrible conclusion à...
le 19 déc. 2024
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"Des gens ordinaires, dépourvus de tout hostilité, peuvent, en s'acquittant simplement de leur tâches, devenir les agents d'un atroce processus de destruction". Telle est la terrible conclusion à laquelle aboutit Stanley Milgram dans son remarquable ouvrage "Soumission à l'autorité", qui se lit avec une facilité déconcertante malgré ses quelques trois-cents pages. L'écriture, à la fois précise et scientifique tout en restant fluide et abordable, permet de dévorer ce livre en deux en trois jours avec un peu de motivation. Si l'expérience de Milgram est assez connue du grand public, ses résultats font trop souvent l'objet de simplifications ou de déformations. Ainsi, le vague souvenir que beaucoup en gardent se résume souvent à l'idée que "l'homme a des penchants sadiques et saisit la moindre occasion pour s'y livrer". En réalité, c'est presque le contraire que l'expérience de Milgram dévoile, en tout cas les résultats sont bien plus subtils que cela.
En homme de science rigoureux, Milgram commence par exposer les objectifs de son expérience, ses hypothèses initiales et le protocole précis de son expérience principale ainsi que de ses nombreuses variantes. Pour mémoire, l'expérience consistait à recruter des volontaires pour une prétendue étude sur l'apprentissage. À leur arrivée au laboratoire, les participants rencontraient un scientifique et un autre "participant" (en réalité un acteur) qui endosserait le rôle d'apprenant (désigné dans le livre comme "l’élève"). Le sujet devait faire passer un test d'association de mots à l'apprenant et, en cas d'erreur, lui administrer une décharge électrique via un générateur de chocs allant jusqu'à 450 volts, avec des augmentations graduelles de 15 volts. Si le participant hésitait, le scientifique présent lui demandait imperturbablement de poursuivre l'expérience.
La présentation des résultats est enrichie de longues retranscriptions des échanges entre les différents protagonistes. Ces dialogues, parfois glaçants, provoquent une forme d'incompréhension que nous confère la distance avec la situation. Le debriefing de certains sujets spécifiques est tout aussi éloquent, même si l'on peut parfois reprocher à l'auteur des jugements un peu hâtifs basés sur l'apparence physique ou le comportement des personnes à leur arrivée au laboratoire. Ces témoignages touchent néanmoins par leur caractère révélateur des différentes personnalités, de leur manière d'appréhender la souffrance de leur prochain et leur rapport à l'autorité.
Les derniers chapitres de l'ouvrage permettent de "digérer" cette importante accumulation d'informations brutes. Milgram y réalise une analyse globale des résultats de son expérience et de ses variantes, tout en les mettant en perspective avec d'autres expériences antérieures, voire postérieures (des expériences similaires ont été menée dans d'autres universités par la suite et ce livre est une seconde édition datant de 1974). Il prend également soin de répondre à certains de ses détracteurs, notamment ceux qui pointaient du doigt le manque de représentativité des participants ou le fait qu'ils ne croyaient pas à la réalité des chocs électriques administrés à l'élève. Il renforce ainsi encore davantage la crédibilité scientifique de son travail et nous convainc davantage de la justesse de ses résultats.
Ce qui ressort de cette expérience fondamentale tient en plusieurs points majeurs. Concernant tout d'abord le rapport des individus à l'autorité, Milgram constate que malgré la répugnance affichée par la quasi-unanimité des sujets, la majorité continue de se soumettre aux ordres de l'expérimentateur et à infliger des chocs électriques à l'élève, parfois jusqu'au maximum possible (pourtant caractérisés de "chocs dangereux" sur le tableau de bord de la machine utilisée pour l'expérience). Cette obéissance viendrait d'après Milgram de la structure hiérarchique qui s'est développée dans les sociétés humaines depuis plusieurs millénaires, dans le but d'améliorer la performance et la sécurité collective.
Chaque individu intègre ainsi le statut qui lui est assigné et le respecte, dans le but de favoriser l'harmonie au sein de la société, de diminuer les situations conflictuelles et de dominer son environnement. Ceux qui veulent bénéficier de l'organisation sociale et de ses bénéfices supposent ainsi un potentiel d'obéissance. Pour qu'une société organisée fonctionne, nous explique-t-il, l'assouvissement des appétits personnels doit céder le pas aux directives données par un agent coordinateur de statut supérieur, en somme la morale personnelle ne doit pas influer sur l'application des ordres d'un supérieur hiérarchique qui incarne une forme d'autorité légitime.
L'intégration dans une hiérarchie conduit ainsi l'individu à entrer dans ce que Milgram désigne comme "l'état agentique", à savoir que l'individu se considère comme "l'agent exécutif d'une volonté étrangère, par opposition à l'état autonome dans lequel il estime être l'auteur de ses actes". Ce passage au statut agentique nécessite d'après Milgram un certain nombre de conditions préalables :
De manière globale :
- Être élevé dans une famille qui enseigne la discipline et la soumission à l'autorité ;
- L'existence d'un cadre institutionnel (dans l'expérience, le laboratoire scientifique) ;
- L'existence d'une structure de récompenses (notamment la promotion en milieu professionnel).
De manière plus immédiate, le sujet doit :
- Percevoir l'autorité (par son apparence, son assurance, l'absence d'autorité rivale déclarée)
- Entrer dans le système d'autorité (adhérer au système d'autorité, dans l'expérience en acceptant d'y participer volontairement)
- Observer la coordination entre l'ordre et la fonction d'autorité (reconnaître la qualification de l'autorité et la cohérence de son ordre avec sa fonction)
- Percevoir et adhérer à l'idéologie dominante (dans le cadre de l'expérience, il s'agit de l'impression de participer à servir la science, considérée comme un fait social noble et légitime)
Avec l'entrée dans l'état agentique, un glissement s'opère dans le sens moral du sujet : sa moralité ne consiste plus à ne pas faire souffrir son prochain, mais à obéir et servir l'autorité du mieux qu'il le peut. "Chacun de nous a tendance à accorder plus d'importance à l'autorité qu'à l'individu. [...] Les détenteurs de l'autorité acquièrent pour certains un caractère suprahumain" observe ainsi Milgram qui parle de "syntonisation" pour décrire cet alignement entre l'autorité et le sujet qui exécute ses ordres. "Pour nombre de sujets, l'élève devient simplement un obstacle gênant qui les empêche d'établir une relation satisfaisante avec l'expérimentateur" souligne tristement le psychologue.
En acceptant une nouvelle signification de la situation dans laquelle il se trouve (non pas torturer un innocent, mais procéder à une expérience scientifique légitime), le sujet "estime être engagé vis-à-vis de l'autorité dirigeante, mais ne se sent pas responsable du contenu des actes que celle-ci lui prescrit". Cette perte du sens des responsabilités est un des enseignements majeurs de cette expérience comme en témoignent par exemple les arguments avancés par les accusés des procès de Nuremberg pour justifier leur participation à la Solution finale ("Je ne faisais qu'obéir aux ordres" ou "je n'ai fait que mon devoir" déclarèrent nombre d'entre eux pour justifier leurs actes).
Une fois qu'il est converti à l'état agentique, le sujet abandonne totalement le mécanisme d'évaluation des conséquences de ses actes sur son image de soi. Cet état agentique peut se maintenir grâce à différents facteurs :
- La justification de son comportement par la continuité de l'action (interrompre sa participation à l'expérience reviendrait à discréditer tout ce qu'il a fait avant d'arrêter) ;
- La volonté de ne pas revenir sur son engagement et respecter les règles inhérentes à la situation (refuser d'obéir à une autorité légitime la discrédite et constitue "un grave manquement aux règles de la société" perçue comme "une transgression morale entraînant gêne, anxiété, honte et détérioration de l'image personnelle") ;
- L'anxiété (qui témoigne d'un dilemme moral, mais parvient par ailleurs à réguler le stress).
Milgram décrit ensuite la tension qui résulte du conflit entre les bribes de personnalités subsistant chez le sujet (et qui "sauvegardent l'existence de ses critères moraux") et les ordres qui lui sont donnés. Le scientifique précise que "dans l'état agentique, l'individu ne porte pratiquement plus de jugements moraux, mais un choc violent risque de le tirer de sa léthargie". Qu'il s'agisse des cris de l'élève, de l'acte immoral d'infliger des souffrances à un innocent, de la menace implicite de représailles de la part de la victime ou des directives contradictoires de l'élève et de l'expérimentateur, les sources de tension sont nombreuses pour le sujet.
Pour "amortir" ces tensions, Milgram observe plusieurs techniques qui aboutissent ultimement à la désobéissance :
- Différentes formes de dérobades (souffler les réponses à l'élève, ne pas le regarder...) et des manifestations psychosomatiques (sueur, tremblements...) ;
- La naissance d'un doute intérieur ;
- L'extériorisation de ce doute ;
- La manifestation de sa désapprobation ;
- La menace de désobéissance ;
- La désobéissance effective.
"Telles sont les étapes du difficile chemin que seule une minorité de sujets est capable de suivre jusqu'à son terme" explique Milgram, en concluant que "Le coût de la désobéissance, pour celui qui s'y résout, est l'impression corrosive de s'être rendu coupable de déloyauté".
En reprenant les résultats de différentes variantes de son expérience (en faisant émaner les ordres d'une personne ordinaire et pas d'un scientifique, en installant l'expérimentateur dans une pièce séparée, etc.), Milgram dément efficacement l'idée la plus répandue qui voudrait que dans ce genre de situation, l'homme saisisse la moindre occasion de laisser cours à son agressivité naturelle et conclut que ce n'est pas tant la qualité de l'être qui détermine ses actes que le genre de situation dans lequel il est placé. En effet, Milgram a pu observer qu'aucun sujet n'a obéi à une personne ordinaire qui proposait, en l'absence de scientifiques, de poursuivre l'expérience. De la même manière, lorsque personne ne supervisait directement le sujet, celui-ci avait la majeure partie du temps tendance à administrer le choc le plus faible, alors qu'il avait tout loisir de monter progressivement comme le lui demandait l'expérimentateur par téléphone interposé.
Cet ouvrage est à mes yeux une lecture à mettre entre toutes les mains. Cette expérience devrait être abordée, étudiée et analysée en cours d'éducation civique par tous les lycéens de France. Pour leur rappeler, d'une part la nécessité d'obéir aux ordres dans certaines situations (du moins d'en comprendre la légitimité et l'utilité), d'autre part (et surtout) le danger qui guette chaque être civilisé de devenir une machine à tuer sur ordre en raison de structures mentales profondément enracinées en nous.
Milgram souligne que ce danger est d'autant plus grand dans une société où règne la division du travail, où "l'émiettement de la société en individus exécutant des tâches limitées et très spécialisées supprime la qualité humaine du travail et de la vie", où "il y a ainsi la fragmentation de l'acte humain total ; celui à qui revient la décision initiale n'est jamais confronté avec ses conséquences". Dans son ouvrage "Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal", Hannah Arendt avait déjà décrit le tristement célèbre officier SS comme n'étant finalement qu'un médiocre et banal fonctionnaire du Reich, qui se justifiait de n'avoir fait que son travail en participant à l'élimination massive des juifs d'Europe.
Mieux comprendre l'apparente facilité avec laquelle la majeure partie de la population allemande avait cautionné et participé aux atrocités commises par le IIIe Reich était une des motivations à l'origine de l'organisation de l'expérience de Milgram. Ce dernier n'en rappelle pas moins que "les exigences de l'autorité promue par la voie démocratique peuvent elles aussi entrer en conflit avec la conscience" et de rappeler les exactions de l'armée américaine au Vietnam. Les exemples allant dans ce sens sont malheureusement légion depuis les années soixante. Des meurtres de masse commis sous les ordres de Saddam Hussein, Pol Pot ou Bachar El Assad jusqu'aux crimes de guerre de l'armée russe en Ukraine ou au maintien de dictatures iniques en Corée du Nord, à Cuba ou en Érythrée, les exemples de soumission criminelle sont évidemment innombrables au sein des régimes autoritaires. Mais il ne faudrait pas oublier pour autant les fonctionnaires américains qui ont participé à des mauvais traitements et des actes de torture à Guantanamo ou dans les prisons irakiennes, ou encore que de manière toujours plus récurrente, les forces de l'ordre des pays occidentaux se rendent coupables de dérives graves en se cachant derrière la sacrosainte obéissance aux ordres.
Avec humilité et lucidité, Milgram conclut ainsi son ouvrage en laissant la parole au théoricien politique britannique Harold J. Laski : "Partout et toujours, la condition même de la liberté est une attitude de scepticisme général et systématique vis-à-vis des critères que le pouvoir veut imposer".
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le 19 déc. 2024
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