La singularité d’une vie qui défile et de ses transports quotidiens.

Au fil de la vie et des déménagements, entre les départs à l’étranger et les retours en France, d’adaptations en désadaptations, Jane Sautière ouvre son récit en suivant le cours de sa vie de lieu en lieu, depuis le petit pavillon au confort rudimentaire le long des voies ferrées à Franconville, où la petite fille de six ans allait chercher l’eau à la source de la ville avec une dame-jeanne, jusqu’au Nord-Est de Paris, dans le quartier de la porte de la Villette, le long de ce parcours où celle qui fut pendant des années éducatrice pénitentiaire n’a pas hésité à aller s’empoigner avec ses démons, la crainte d’être enfermée et la peur d’une liberté trop grandiose.


«Trente ans plus tard, alors que ce quartier «autoconstruit», comme on dit aujourd’hui, a été rasé depuis longtemps, lorsque je raconte le Franconville de cette époque à un jeune danseur de hip-hop d’origine tamoule qui y habite et que je rencontre dans un battle, que je lui parle de la source et de la dame-jeanne, il rit. Je ris avec lui, consciente de l’absurdité de tout ça, je ris avec lui par-dessus le temps passé, pour dénouer l’amertume des sources disparues qui emportent avec elles des enfances non moins vives et des dame Jeanne qui vieillissent.»


Ce parcours rythmé par les lieux, les gares et les moyens de transport illustre en filigrane les changements d’époque, d’un univers sans confort mais joyeux, aux banlieues parisiennes devenues des machines d’exclusion sociale, la joie de la conduite en voiture, à laquelle elle renonce quand la liberté de conduire à sa guise est rognée, sans doute par la loi, les embouteillages et le passage du temps.


«J’ai quitté, je pense, définitivement l’idée et l’envie d’avoir une voiture, pour des raisons que tous les Parisiens connaissent, le temps de la balade automobile en ville étant tout à fait révolu. J’aurai beaucoup aimé circuler à Paris avec une petite voiture qui se faufile et énerve tout le monde, comme on le fait maintenant avec les vélos, la ville était belle, je ne voyais qu’elle, je pouvais chanter à tue-tête, fumer, crier des injures. Avoir un autoradio a été une fête, la nuit était particulièrement attirante, les lumières bien sûr, surtout aller sans nécessité de l’une à l’autre, comme une phalène, claquer une portière, allumer une clope. Zou.»


Articulant ensuite des fragments, du métro parisien au vaporetto de Venise, en un feuilleté d’anecdotes et de scènes vues dans les transports, «Stations (entre les lignes)» forme un livre passionnant, évoquant avec une acuité et une étonnante légèreté l’enfermement de celui «qui se tape» chaque jour les transports, la tristesse de cette masse indifférente, par une présence attentive aux battements individuels de cette humanité agglutinée, à la singularité des détails, des silhouettes et des attitudes, extrayant le romanesque des scènes quotidiennes avec «simplement ce qui tombe, doucement, comme une feuille, sur le tapis de la vie» (Roland Barthes).


«Moi-même, enfoncée comme un clou dans la trajectoire de l’autre, je me demande comment font les grandes nuées de martinets dans les cieux d’été, si compacts entre eux, et pourtant virant et tournant à la corde sans que jamais le moindre heurt ne vienne troubler leur mouvement. Ils sifflent à pleins poumons et leur voile soyeux passe au-dessus de nos têtes, comme si toute la joie de l’été s’élevait soudain brumeuse et fugace.»


Retrouvez cette note de lecture, sur ce plaidoyer poétique contre l’écrasement et pour la présence au monde, sur mon blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/10/02/note-de-lecture-stations-entre-les-lignes-jane-sautiere/

MarianneL
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le 3 oct. 2015

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