La mort de Segalen est un mystère.
Son corps est retrouvé, étendu, dans une clairière, difficile d’accès, de la forêt de Huelgoat – la forêt enchantée de Brocéliande. Il était parti pour une promenade solitaire. A la main, un exemplaire de Hamlet, une blessure au talon, un garrot. A l’endroit où il est tombé, à quelques pas du gouffre, on a érigé une stèle. De granit.
Personne n’a mieux parlé de la mort de Segalen qu’Auxemery, poète essentiel de notre temps (et d’autres temps), dans la préface écrite pour Equipée :
Victor Segalen a recherché l’épuisement. Il ne l’a pas voulu, mais
recherché. On ne veut pas sa propre mort, et Segalen n’était certes
pas le genre d’homme à avoir voulu mourir (…)
Et on voudrait tout citer de ce texte magnifique :
*À peu d’êtres vivants comme lui, la formule d’Héraclite ne se sera mieux accordée comme on accorde un instrument de musique, ou, pour le dire de façon plus sensiblement sensée, n’aura mieux été accordée à sa complexion : ἐδιζησάμην ἑμεαυτόν « je me suis exploré ». C’est le la de toute l’entreprise, ce désir d’achever l’exploration de soi, ce qui fait que le pas engage, que le rythme soutient, que le poème tient. Et c’est, au final, quand la respiration devient courte et que le corps du marcheur a tout redonné de ce qui lui avait été accordé, le constat que cela a eu lieu, et c’est la formule qui clôt le débat de soi avec le monde, comme un soupir clôt l’ère d’un bonheur enfin acquis. Une musique s’arrête ; un être a vécu.
La beauté tragique du monde, et le dérisoire admirable de l’humain, étaient sans aucun doute à ses yeux des raisons suffisantes de vouloir vivre, afin de rédiger le poème de cette aride richesse de la vie. Mais enfin, au dernier retour de Chine, il a connu que son corps lui échappait ; il a su que la fatigue prenait le dessus (sa correspondance en fait foi) ; il est revenu mourir, en effet, en son pays d’origine. Dans la forêt des enchantements. Cela avait eu lieu. Certains encore parlent de failles secrètes. Oui, à chacun ses gouffres. Et à chacun ses forces. Segalen n’a jamais manqué de celle-ci : savoir prendre le chemin, et tenir ce qu’on s’est promis. Ayant tenu, il pouvait se laisser disparaître.*
La lecture de Stèles, par delà les apparences et les écritures, ne peut pas être séparée de celle de René Leys. Et d’une certaine façon les deux textes, les poèmes et le roman, disent chacun une imposture. Les Stèles sont présentées comme la traduction de textes écrits sur les bornes placées en Chine au bord des routes. Segalen se moque, évidemment – ou pas (rien n’empêche de penser qu’il y a peut-être aussi quelques stèles traduites). René Leys est le récit d’une imposture, ou pas - la rencontre, à Pékin, du narrateur et d’un jeune Européen, sinologue, interprète, conseiller secret de l’empereur, le seul à avoir accès au centre, au saint des saints, à l’espace le plus interdit de la cité interdite. A moins que ce ne soit qu’un mythomane, sa mort à la fin du récit, d’ailleurs inachevé, laisse encore planer un doute.
Les Stèles, dans une écriture de très haute tenue, René Leys, sous un aspect inachevé, ludique, léger, sous la forme de fragments à peu près liés traduisent la même volonté, la même trajectoire – dans l’univers très singulier de la Chine et de Pékin, de la ville constituée d’un entrelacs de cercles concentriques, la volonté de franchir toutes les frontières, de passer tous les cercles pour arriver à la fin au centre du centre – et s’y trouver.
Le voyage échappe alors à toute anecdote : Segalen s’investit totalement dans son parcours, en Chine comme il l’avait fait auparavant en Océanie, se dépouille, s’immerge totalement, entre dans ce monde, jusqu’au langage ; mais il n’y entre pas comme on entre en religion, comme on se convertit, en adoptant une nouvelle manière d’être empruntée à l’extérieur. L’idée essentielle, dans cet épuisement de l’autre, dans ces épuisements successifs, est au terme de cette équipée, plus que de se préserver, de finir par se trouver, tel qu’en lui-même.
Qu’on l’écoute, dans un des plus beaux poèmes des Stèles – Perdre le midi quotidien
Et par un lacis irréversible, égarer en fin le quadruple sens des
points du ciel (…)
Mais, perçant la porte en forme de cercle parfait ; débouchant
ailleurs : (au beau milieu du lac en forme de cercle parfait, cet abri
fermé, circulaire, au beau milieu du lac, et de tout,) Tout confondre,
de l'orient d'amour à l'occident héroïque, du midi face au Prince au
nord trop amical, -- pour atteindre l'autre, le cinquième, centre et
Milieu.
Qui est moi
Toute la structure du recueil est d’ailleurs fondée sur ce découpage, géographique ou philosophique, entre les quatre points cardinaux : Stèles face au midi, Stèles face au nord, Stèles orientées, Stèles occidentées (et quel néologisme …)
Et je ne peux pas m’empêcher de placer sur ces points cardinaux (de l’orient d’amour à l’occident héroïque, du midi face au Prince au nord trop amical), dans un recouvrement parfait, les quatre grands repères qui dirigent (en s’excluant parfois de façon très brutale)toute forme de pensée : le monde, Dieu, l’homme, l’individu. Le voyage permet à Segalen de tout expérimenter, jusqu’à l’épuisement, par le corps et par le cerveau – mais sans jamais s’arrêter à une idéologie. Car au bout, fin du trajet, finalité irréductible, centre des centres, il y aura MOI. Le « cinquième, centre et milieu qui est moi ».
Le voyage ultime, celui d’Equipée, sera évidement immobile. Et l’on est revenu à la préface d’Auxemery.
Segalen a aussi écrit sur Rimbaud – Le Double Rimbaud, un texte aujourd’hui difficile à trouver. Mais à la différence de l’homme aux semelles de vent et de l’aventurier vagabond du Harar, Segalen a su forcer le passage à l’impersonnel : Je n’est plus un autre qu’il regarde, mais qui le regarde.