L'un des actes philosophiques par excellence consiste à balayer toutes les idées reçues, à tout foutre en l'air. A prendre chacune de nos croyances (que l'on prend trop souvent pour des certitudes) et à les examiner de façon critique, en se demandant objectivement sur quoi elles tiennent. Cette attitude nécessite un certain courage, puisqu'elle nous plonge dans un certain malaise, ce malaise qui vient lorsque l'on se rend compte que nos certitudes ne reposent sur rien de tangible, ce malaise qui vient lorsque l'on se rend compte que l'on a cédé à des idées préconçues et non sur de la vraie connaissance.
Le plus souvent, lorsque l'on a des idées préconçues, des préjugés, on est convaincus de détenir des vérités ultimes et certaines. C'était mon cas concernant l'antisémitisme. J'étais certain que ce mouvement de pensée tirait ses origines de l'accusation religieuse selon laquelle ce sont les Juifs qui auraient tué le Christ (accusation totalement fausse, d'ailleurs : Jésus a été tué par des Romains ; la crucifixion est un mode d'exécution inconnu des Juifs, qui pratiquaient la lapidation ; mais c'est un autre débat), et que les premiers écrits antisémites se trouvaient dans la Bible même, sous la plume de Paul de Tarse (qui, en bâtissant le christianisme, fit tant de mal à la doctrine christique). Je pensais que l'antisémitisme se retrouvait de siècle en siècle, et que sa forme ultime, celle de la Solution Finale, n'était que l'aboutissement d'un progrès presque deux fois millénaire en matière d'assassinat de Juif.


Dès son introduction, Hannah Arendt est formelle : l'antisémitisme qui va donner les chambres à gaz est une doctrine politique, et non religieuse ; et elle est née au XIXème siècle. C'est cette naissance qu'elle va étudier minutieusement, en la mettant en parallèle avec les progrès de l’État-nation.
Je ne vais pas ici résumer la pensée de la philosophe, elle est suffisamment claire, simple à comprendre et étayée de nombreux exemples et citations.
Je voudrais juste insister sur deux ou trois points qui faisaient partie de mes erreurs courantes.
_ l'antisémitisme est lié au nationalisme ? Non. D'abord parce que les deux grandes idéologies antisémites, le Nazisme et le Bolchévisme, sont internationalistes.
_ les Juifs sont des boucs émissaires, des victimes innocentes ? Voilà une théorie qui plait des deux côtés. Du côté des bourreaux, puisque ça les déculpabilise. En effet, cela voudrait dire que ce qu'ils ont fait dans les chambres à gaz n'est que la continuation de ce qui se produit depuis des siècle dans tant d'autres pays. Ce n'est donc pas un crime si grave. Et côté victime, cette théorie du bouc émissaire est intéressante également puisqu'elle permet aux Juifs de ne pas chercher la moindre faute chez eux.
Or, et c'est là un des aspects les plus surprenants du livre d'Arendt, les Juifs, selon elle, ont leur part de responsabilité dans la montée de l'antisémitisme. En refusant de prendre part à la politique, ils n'ont pas pu voir la montée du danger autour d'eux. Mais surtout, en ne formant pas un corps uni. Lorsque, par exemple, fin XIXème siècle, des masses de Juifs pauvres fuyant les pogroms russes sont arrivés en Europe occidentale, les Juifs déjà installés là depuis plusieurs siècles et qui venaient, depuis peu, d'atteindre une certaine émancipation (une émancipation ambiguë), ont refusé clairement d'être traités à égalité avec eux. Que les attaques antisémites se concentrent sur ces masses pauvres, ça ne gênaient pas forcément ceux qui étaient parvenu à une certaine situation sociale.


Il y a encore beaucoup d'autres choses à dire sur ce livre passionnant, qui constitue la première partie du livre sur Les Origines du Totalitarisme. Il faut impérativement lire toute la partie qui concerne l'Affaire Dreyfus et la distinction entre peuple et populace, par exemple. C'est passionnant (à part peut-être le chapitre dédié à Disraeli, qui aurait pu être raccourci (le chapitre, pas Disraeli).

SanFelice
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le 10 déc. 2016

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