Ce qu’il y a d’étrange avec ces universitaires américains, en tout cas chez les moins délirants et les plus exigeants intellectuellement et moralement d’entre eux, dont à l’évidence fait partie Susan Sontag, ce qu’il y a d’étrange, disais-je, donc d’intéressant, c’est qu’ils parviennent à faire coexister, dans leurs écrits, les platitudes les plus éculées (« Photographier, c’est s’approprier l’objet photographié », p. 16), les formules lapidaires les plus justes (« En Amérique, tout spécimen devient un vestige », p. 98) et une réflexion souvent très rigoureuse.
De fait, le recueil d’essais que constitue "Sur la photographie" mêle toutes sortes de réflexions, diversement intéressantes mais auxquelles l’unicité du point de vue donne une cohérence. L’auteur propose son analyse, sans préciser qu’il ne s’agit que de la sienne, mais sans chercher à la faire passer pour autre chose que la sienne — c’est en tout cas ainsi que j’ai lu le recueil ; il m’a paru extrêmement honnête.
Comme il ne s’agit ni d’une histoire de la photographie — quoique celle-ci soit régulièrement abordée de façon diachronique —, ni d’une étude générale sur cette dernière, en dépit du titre (là-dessus les textes de Walter Benjamin : "Petite Histoire de la photographie" et "l’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique" restent des références), c’est souvent dans les digressions et les incises que le travail de Susan Sontag est le plus stimulant : quand il s’agit de dire en quoi une approche typiquement américaine de l’art peut être particulière ; d’analyser ce que la photographie apporte à une certaine forme de bonne conscience, sinon de confort moral ; de définir les tendances d’une modernité de la photographie ; de trouver des vestiges de surréalisme dans la société de consommation des années 1960-1970 ; ou encore de mesurer — sans la nommer expressément — les conséquences de la perte de l’aura évoquée une quarantaine d’années plus tôt par Walter Benjamin.