Ce qui frappe avant tout dans Sur la route, c'est l'incroyable coordination entre ce qui est raconté et la façon de le raconter. Jack Kerouac invente une écriture qui va à toute vitesse, faisant fi de la grammaire s'il le faut, néologismant dans la joie et la bonne humeur, employant des abréviations pour aller encore plus vite. La lecture de ce rouleau original nous laisse essoufflé, sans avoir eu le moindre temps mort pour reprendre haleine.
Sur la route, c'est l'histoire de jeunes qui ne respectent aucune convention. Venant de milieux divers et variés, depuis la bourgeoisie jusqu'aux clochards, ils vont et viennent, traversant le pays dans tous les sens, en étant bien incapable d'expliquer pourquoi. Parce que ce qui importe, plus que jamais, n'est pas tant la destination, que la route elle-même. La preuve, une fois arrivés là où ils mouraient d'envie d'aller, ils s'en lassent tout de suite et ne rêvent que de repartir dans l'autre sens. Kerouac (et les siens), c'est l'insatisfaction permanente et la précarité désignée en mode de vie. Précarité sociale, précarité géographique, précarité financière. L'argent arrive d'un coup ? En moins de temps qu'il en faut pour le dire, il a déjà disparu. Les amis ? On est impatients de les retrouver, puis on s'en lasse vite. La famille ? Ce sont souvent les premiers qui vous lâchent.
Non, la route est la seule fidèle. La seule source de joie et d'exaltation. La seule qui nous réserve des surprises constantes.
Il y a bien aussi la musique.
Ce roman contient quelques unes des plus belles pages que j'aie lues sur le jazz, le be-bop en particulier. Un jazz neuf, vivant, affranchi de toutes règles. Un jazz qui « pulse » en permanence. Car le jazz dépoussière la vie comme les beat veulent dépoussiérer l'Amérique.
S'affranchir de toutes règles, c'est la volonté de cette génération. Au risque de choquer. D'employer des mots vulgaires, voire grossiers. De saccager l'image bien proprette et lisse que l'Amérique veut donner d'elle-même. De montrer l'autre Amérique, celle que l'on ne voit jamais. Celle des drogués, des homosexuels, des prostitué(e)s, des alcooliques, des « hobos », des écrivains visionnaires drogués jusqu'aux yeux, de ceux qui vivent la nuit, ceux qui ont grandi en maison de correction, ceux qui volent des voitures, ceux qui changent de filles tous les soirs pour finir avec des hommes au fond d'un hôtel minable, ceux qui abandonnent et ceux qui sont abandonnés. C'est toute une humanité qui rempli ce roman, une humanité formidable, émouvante, vivante. L'humanité des highway, mais aussi celle des ruelles obscures, celle des boîtes de jazz, des fermes isolées ou des cabanes perdues au fond des marais de Louisiane.
S'affranchir de toutes règles romanesques également. Aucun chapitre, aucun paragraphe, aucun respect pour la présentation des dialogues par exemple. Rien ne survit à la frénésie d'écrire de Kérouac (une frénésie qui a d'ailleurs fait peur, lors de sa première publication : les éditeurs, sans doute effrayés par cette liberté, ont voulu malgré tout faire rentrer le roman dans les normes classiques, le diviser en chapitres, etc.). Sauf l'essentiel : le désir de faire partager son expérience aux limites de la vie et de la folie, de nous la faire vivre littéralement. Avec son lot de passages hilarants, émouvants et poétiques. Des passages qui s'intègrent pleinement à notre vie, comme si nous les avions vécus nous-mêmes. Un livre qui se vit. Une de ces lectures dans laquelle on s'immerge complètement, laissant des souvenirs aussi réels que s'ils étaient des parts de notre vie.
« Je me suis réveillé à l'heure où le soleil rougissait, et ça a été la seule fois précise de ma vie, le seul moment tellement bizarre, où je n'ai plus su qui j'étais... Loin de chez moi, hanté, fatigué du voyage, dans une chambre d'hôtel à bon marché que je n'avais jamais vue, j'entendais les trains cracher leur fumée, dehors, et les boiseries de l'hôtel craquer, les pas, à l'étage au-dessus, tout ces bruits mélancoliques, je regardais les hauts plafonds fissurés, et pendant quelques secondes de flottement je n'ai plus su qui j'étais. Je n'avais pas peur, j'étais simplement quelqu'un d'autre, étranger à moi-même ; toute ma vie était hantée, une vie de fantôme... J'avais traversé la moitié de l'Amérique, je me trouvais sur le fil, entre l'est de ma jeunesse et l'ouest de mon avenir, c'est peut-être pour ça que ça s'est passé là et pas ailleurs, en cet étrange après-midi rouge. »