En cette année 2010, deux ans après le début de la crise économique, l’Espagne a pris des allures de chantier fantôme. Le long de la côte proche de la ville d’Olba, entrepôts abandonnés et chantiers inachevés se succèdent.
«Cinq ou six ans en arrière, tout le monde travaillait. La région entière, un chantier. On aurait dit qu'il n'allait plus rester un centimètre carré sans béton ; actuellement, le paysage a des allures de champ de bataille déserté, ou de territoire soumis à un armistice : des terres envahies d'herbe, des orangeraies converties en terrain à bâtir ; des vergers à l'abandon, le plus souvent desséchés ; des murs renfermant des morceaux de rien.»
D’origine modeste et ayant espéré profiter de la spéculation, Estéban est ruiné par l'éclatement de la bulle immobilière, et la menuiserie artisanale qu’il dirigeait, héritage de son père, est mise en faillite. Il n’a pas réussi à s’échapper de l’influence tyrannique de ce père, vieillard invalide proche de l’agonie, anéanti par sa défaite dans la guerre d’Espagne, par ses années d’emprisonnement, incapable d’aimer même ses propres fils et tyrannisant le dernier d’entre eux resté à ses côtés.
«Bien que tes obsessions politiques ne m’aient jamais intéressé, je reconnais avoir hérité de toi quelques centilitres de ce venin : n’attendre de l’être humain que le pire, l’homme : une fabrique de fumier à différents niveaux de maturation, un sac mal cousu de saloperie, disais-tu quand tu étais de mauvais poil (en réalité, tu disais un sac à merde).»
Le lieu du roman, rivage et marais, reflète cet entre-deux où se trouvent Estéban et l'Espagne. À l’arrière de la ligne du rivage envahi de béton il y a ces marécages entourés de roseaux, parsemés d'étangs qui luisent en fin de journée d'une lumière de miel, milieu naturel fragile pollué par les décharges d’ordures sauvages des industriels et de pouvoirs publics complaisants ou complices, une atmosphère qui rappelle par certains aspects le roman de l'auteur sud-africaine Henrietta Rose-Innes, «Ninive» (éditions Zoé, 2014)
Démarrant comme un thriller au premier chapitre, le roman se déploie en monologues intérieurs, d’Estéban et des victimes de la faillite de la menuiserie, monologues aux flux lancinants et enchevêtrés à l’instar du réseau des cours d’eau des marais, dans lequel on peut lire l’idéal fracassé du père et sa haine pour le genre humain, l’amitié rivale depuis l’enfance d’Estéban avec Francisco, un des rejetons des vainqueurs de la guerre, emblématique de cette deuxième génération de prédateurs déjà riches et enrichis encore, l’amour déçu d’Estéban et la consolation éphémère du sexe sordide avec les prostituées, immigrantes de la misère, et enfin et surtout les ravages de la crise économique et du passage du temps.
«Je découvre la persistance de ce que, Francisco et moi, nous aurions appelé en d’autres moments la lutte des classes. Mais c’est impossible : la lutte des classes s’est évaporée, s’est dissoute, la démocratie a été un solvant social : tout le monde vit, achète et va à l’hypermarché, au comptoir du bar et aux concerts sur la place qu’offre la mairie, et tous parlent en même temps, les voix mêlées, comme dans les réunions tumultueuses dont se souvenait mon père, au Tivoli, un cinéma, on ne perçoit pas le bas et le haut, tout est embrouillé, confus, et cependant un ordre mystérieux règne, c’est ça, la démocratie. Mais, tout à coup, depuis deux ans, on sent, on palpe la reconstruction d’un ordre plus explicite, moins insidieux. Le nouvel ordre est visible, le haut et le bas bien nets : les uns trimballent fièrement leurs achats dans des sacs pleins à craquer, disent bonjour en souriant et s’arrêtent pour bavarder avec la voisine aux portes du centre commercial, d’autres fouillent les bennes à ordures dans lesquelles les employés du supermarché ont jeté les barquettes de viande qui ont dépassé la date, les fruits blets, les légumes fanés, les viennoiseries industrielles périmées. Ils se battent entre eux. Et moi, je ne sais pas qui je suis, où je suis, si je dois m’arrêter pour dire bonjour ou pour fouiller dans la benne à ordures, car s’il y a eu quelqu’un d’exploité dans cet atelier, c’est bien moi.»
Neuvième roman de l’auteur paru en 2013, à paraître aux éditions Rivages en janvier 2015 (traduction de Denise Laroutis), «Sur le rivage» est un très grand livre aux accents faulknériens, où Rafael Chirbes dévoile, sans aucun manichéisme, les désastres de la prédation du capitalisme, la désolation économique qui exacerbe les haines et le racisme, et la désorientation des naufragés du travail.
«Sûrement qu’il existe une justice distributive, vu que les familles les plus pauvres des pays les plus misérables sont les plus abondantes en cadavres. Elles n’ont pas d’argent ni de villa au Cap-Ferrat, elles ne profitent même pas d’un modeste plan de retraite, mais elles sont propriétaires d’une abondante variété de biomasse macabre : des morts que leur ont procurés des causes diverses, accidents du travail, overdose ou sous-alimentation, sida, cirrhose, hépatite C., violence de genre ou de rue ; des morts qui, dégoûtés de tout, se tirent une balle ou se pendent à un olivier. Les pauvres sont propriétaires d’un patrimoine varié de cadavres qu’ils défendent becs et ongles. Laissez les pauvres venir à moi, disait Jésus.»
Retrouvez cette note de lecture, et toutes celles de Charybde 2 et 7 sur leur blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/04/11/note-de-lecture-sur-le-rivage-rafael-chirbes/