Cela faisait un petit moment déjà que je voulais lire quelque chose (une fiction, s'entend ; côté essais, ça va, notamment l'excellent Solutions non satisfaisantes co-écrit avec Eric Picholle) d'Ugo Bellagamba. Pensez donc : un historien du droit qui écrit de la science-fiction ! Aussi La Cité du soleil et Le Double Corps du roi (co-écrit avec Thomas Day) avaient-ils intégré depuis quelque temps déjà mon étagère de chevet. Las, l'actualité prenant les devants, je n'ai toujours pas eu l'occasion de lire ces deux ouvrages... Je devais donc me contenter de deux nouvelles, une lue dans Bifrost et qui ne m'avait pas parlé plus que ça, et la belle allégorie d'Appel d'air. C'est mince, et ça ne permet pas vraiment de juger du travail de l'auteur. Heureusement, il y a peu, Ugo Bellagamba a fait l'actualité avec ce Tancrède. Cette fois je n'avais aucune excuse... Alors hop, et plus vite que ça !

Tancrède, donc. Une uchronie, nous précise le sous-titre. Et un court roman qui prend l'apparence de mémoires du chevalier normand Tancrède de Hauteville, mémoires débutant avec la première Croisade. Tancrède accompagne son oncle Bohémond de Tarente, et répond avec lui à l'appel lancé par Urbain II au concile de Clermont. Le jeune chevalier prend la route de Jérusalem, avec en tête bon nombre de préjugés sur les « Grecs » perfides et efféminés, et les Infidèles nécessairement barbares... Mais les premières batailles ont tôt fait de le faire changer d'avis sur bien des points, et Tancrède, de valeureux Croisé qu'il s'imaginait, de devenir bientôt apostat... et de se battre contre ses coreligionnaires pour instaurer un Orient uni dans la foi et la justice.

Une uchronie, effectivement. Tancrède, ici, et sans trop en dire, n'est pas exactement le modèle de chevalier que l'on suppose habituellement. Et l'uchronie repose bien essentiellement sur sa destinée singulière, qui est le point focal de la divergence. Ce qui ne manque pas de rappeler un article d'Ugo Bellagamba, intitulé « L'Acteur historique dans les récits de science-fiction », auquel il faut probablement ajouter « L'Instrumentalisation de l'histoire dans la pensée politique de Charles Renouvier ». En témoignent ces quelques mots de la postface (pp. 237-238) :

« [Tancrède] incarne une science-fiction qui place au cœur de son propos non pas la physique, par exemple, mais l'histoire elle-même, entendue comme science. Il explore des hypothèses dont la vraisemblance n'est pas le critère premier de formulation. La question pertinente n'est donc pas de savoir si les faits décrits dans mon récit auraient pu effectivement avoir lieu. Ni si le prince Normand nommé Tancrède de Hauteville aurait pu effectivement jouer le rôle historique que je lui attribue. Chaque lecteur raisonnablement cultivé sait que ce n'est pas le cas. La vraie question est de savoir comment ce long et complexe passé, commun à l'Orient et à l'Occident, comment tout ce matériau culturel, cultuel, géopolitique et sociétal, accumulé par les chercheurs et distillé par les enseignants sur les causes, le déroulement et la portée des Croisades, et tout particulièrement de la première, comment cette histoire donc, peut nous fournir, par le détour de l'imaginaire, une grille de lecture idoine pour appréhender notre présent dans sa complexité. Pour le vivre pleinement, en refusant la bipolarisation simpliste que l'on nous propose dans ces remparts de papier et dans ces discours contingents qui ne protègent que la bêtise et n'alimentent que la peur du changement. La toile de fond historique de Tancrède, au maillage serré, n'est que le support d'une aventure humaine récurrente : celle de la prise de position, d'abord psychologique, puis en actes, de l'individu par rapport à un contexte de crise donné. »

Certes, certes, et, à adopter cette « grille de lecture idoine », Tancrède est sans doute une réussite. Du moins voit-on aisément ce que l'auteur entend nous dire au travers de son histoire, et peut-on abonder dans son sens. Mais, au risque de me montrer « impertinent », puisque, à en croire l'auteur, là n'est pas la question, j'avoue avoir été rebuté par les éléments décrits dans la première partie du paragraphe... Effectivement, et il n'y a aucune incertitude à cet égard, le « lecteur raisonnablement cultivé » a du mal (le mot est faible) à croire au rôle historique de Tancrède tel qu'il est décrit ici. On sait même que ce rôle est plus qu'improbable, impossible. Et, n'en déplaise à l'auteur, cela vient poser un grave problème tenant à la suspension de l'incrédulité : en lisant ce roman, je n'arrivais pas à croire en ce personnage de Tancrède, pour le coup « trop imaginaire », « trop construit », et encore moins au rôle qu'il était amené à jouer. Et, du coup, ça coinçait un peu... justement parce qu'il s'agit d'une uchronie, et donc d'une science-fiction prenant l'histoire pour fondement. Alexandre Dumas, si je ne me trompe, disait qu'on pouvait « violer l'histoire pourvu qu'on lui fasse de beaux enfants ». Certes, certes, et le romancier, à bon droit, ne s'était pas gêné pour cela ; ses successeurs, quels qu'ils soient, auraient tort de s'en priver... Pourtant, il me semble que l'exercice uchronique, peut-être justement en raison de son point de départ, ne se montre véritablement convaincant que s'il s'appuie sur un minimum de plausibilité, qui, ici, fait défaut... Et cela me semble vrai de la science-fiction en général, qui est souvent d'autant plus intéressante qu'elle se montre plausible, malgré son postulat d'imagination « pure ». Un genre littéraire dans lequel, au moins autant que dans les autres, mais peut-être plus encore, la vraisemblance est bien, sinon le, du moins un des critères premiers de formulation... Certes, il est bien des exceptions, a fortiori, et c'est logique, dans la littérature utopique... à laquelle Tancrède se rattache en définitive. Je le concède volontiers ; mais voilà, dans ce cas précis, la sauce n'a pas pris en ce qui me concerne, cette ambiguïté sous-jacente m'a paru difficilement surmontable...

Aussi avouerais-je avoir été quelque peu déçu par ce Tancrède, mais peut-être « abusivement », dans le sens où ce n'était pas le roman que j'attendais : il témoigne d'une conception de l'histoire qui n'est sans doute pas la mienne, et procède d'une volonté d'instrumentalisation que j'avoue avoir trouvée un peu lourde.

Ce n'est certes pas un mauvais roman pour autant : malgré ce souci qui ne sera de toute façon pas rédhibitoire pour tous les lecteurs, il reste un moment de lecture assez bref et plutôt plaisant, et qui a même tendance à se bonifier au fil des pages (justement alors que l'histoire devient de plus en plus improbable et utopique, sans doute, ce qui vient renforcer la position de l'auteur... mais sans pour autant gommer, à mes yeux, la gêne suscitée par l'invraisemblance du postulat).

Mais il est hélas d'autres soucis qui viennent parasiter le plaisir de lecture : le style, ainsi, connaît à l'occasion quelques ratés (anachronismes, tournures un peu lourdes, répétitions), et la « posture » adoptée par l'auteur ne convainc guère, dans le sens où l'on n'a pas l'impression de lire des mémoires datant des XIe et XIIe siècles, même « modernisées ».

Tancrède, et ce malgré le long travail de l'auteur et la longue maturation de ce texte, flagrants, m'a donc un peu déçu. Ce n'est pas un mauvais roman, je ne regrette pas de l'avoir lu, mais l'impression demeure. Cela ne m'empêchera certainement pas de lire à nouveau des œuvres d'Ugo Bellagamba, bien au contraire même. Mais ce n'est certes pas la brillante uchronie que j'attendais ; un roman pas désagréable, mais aussi un tantinet déconcertant, et en définitive (et paradoxalement ?) un peu anodin, à mes yeux tout du moins. Dommage...
Nébal
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le 10 oct. 2010

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Nébal

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