Temps, travail et domination sociale (TTDS) est aujourd'hui identifié par la frange intello du marxisme comme un point de départ d'une reconceptualisation des écrits de Marx qui serait davantage adéquate à l'ère du capitalisme contemporain. Moishe Postone revendique cette reconceptualisation du marxisme et, en effet, la quasi entièreté de son bouquin repose sur une argumentation en deux temps où l'auteur expose la théorie du "marxisme traditionnel" avant de la critiquer et de proposer une autre interprétation de Marx (la sienne).
Ce mode d'exposition est trompeur dès le départ car :
1° Moishe Postone fait passer sa propre théorie pour celle de Marx, en ce sens que Marx n'aurait vraiment rien à voir avec le marxisme traditionnel tel qu'il s'est constitué, ce qui est peu honnête et surtout à nuancer fortement. Moishe Postone n'assume aucunement que Marx a pu être un penseur ambigu en proie, comme tout penseur, à des contradictions théoriques, chose qui n'enlève rien à son génie théorique.
2° La critique du marxisme traditionnel est tronquée. Par exemple, selon l'auteur, les marxistes traditionnels auraient majoritairement accentué leur théorie sur la distribution et non la production, Postone citant des auteurs à l'appui de son argumentation. Sauf que... c'est plus compliqué que cela, et c'est vachement binaire. Bien sûr, lui, Postone, s'attaque aux catégories de la production - là où réside la substance du capital - contrairement aux marxistes traditionnels perdus dans la critique de la distribution, quel héros !
Deuxième principale critique que j'aurais à faire de TTDS, c'est l'asymétrie entre ce qui est promis (une refonte complète du marxisme qui permettrait d'adapter la critique à notre époque capitaliste et donc de mieux la dépasser) et concrètement ce que nous pouvons tirer comme conséquences de la théorie de Postone. Par exemple, l'auteur critique la centralité de la reprise des moyens de production dans le marxisme traditionnel, or, lui-même propose finalement à peu près la même chose à la fin du livre. Postone a le même optimisme béat devant la reprise des moyens de production : il suffirait que l'humanité s'empare de ce qui l'a d'abord aliéné (le système productif) pour ensuite s'en servir afin de s'émanciper. Cette possibilité serait ouverte car cette exploitation du système productif développé sous le capitalisme (et d'ailleurs intrinsèquement capitaliste, Postone le dit lui-même dans les chapitres précédants) ne reposerait plus sur la valeur, mais sur un autre objectif émancipateur : la richesse matérielle. Richesse matérielle qui serait à totalement différencier de la valeur. Dans la réalité, on se demande bien en quoi cela ne ressemble pas très fortement aux vieilles lunes soviétiques. Sans parler de l'inadéquation totale de cette proposition aux enjeux écologiques d'aujourd'hui que Postone ne cite qu'à quelques reprises sans développer outre mesure...
Sans parler de sa manière de traiter la question de la technologie qui est extrêmement succincte alors que Postone nous promettait un marxisme donnant des réponses aux grandes questions de notre époque : faire l'éloge de la technologie en soi, selon Postone, c'est du capitalisme technologico-progressiste (certes), mais en faire la "critique abstraite" c'est du "romantisme", une posture romantique faisant également partie de la pensée sous le capitalisme... Passe-passe théorique (ou gros épouvantail rhétorique) qui se fait passer pour de la dialectique alors qu'absolument aucun argument n'est développé : critiquer la technologie, c'est du romantisme, et le romantisme c'est capitaliste. Circulez, il n'y a rien à voir.
Finalement, Postone fait retomber le marxisme sur ses pattes, et c'est fort décevant. C'est fort dommage, car sa reconceptualisation du travail tel qu'elle sera notamment développée par le courant de la Critique de la valeur est très riche et prometteuse.