En bonne slavophile, je traîne souvent dans les rayons d'histoire pour en apprendre toujours davantage sur les pays de mon cœur. Or, il se trouve que leurs parcours ne sont pas des plus joyeux, et qu'il me faut passer par des ouvrages aussi éprouvants que celui de Snyder pour mieux comprendre les enjeux qui leurs sont spécifiques.
Ceci dit pour me faire pardonner de traiter d'un sujet si difficile au milieu d'un fatras de considérations sur la poésie. Puissent les articles suivants n'en paraître que plus légers !
La comparaison entre les régimes nazi et soviétique n’est pas une entreprise nouvelle dans les sciences humaines. L’apport de penseurs tels qu’Hannah Arendt ou Vassili Grossman a déjà permis de souligner les similitudes entre les crimes perpétrés par ces deux puissances antagonistes. Néanmoins, la démarche de Timothy Snyder, professeur d’histoire et d’études slaves à l’Université de Yale, est novatrice à bien des égards, notamment parce qu’elle inscrit la réflexion sur les violences de masse dans un territoire unique. De fait, Terres de sang ne présente pas seulement une comparaison des idées et méthodes qui ont inspiré Hitler et Staline. Il n’est pas non plus une histoire de la Seconde Guerre Mondiale fondée sur une approche diplomatique traditionnelle, c’est-à-dire s’intéressant aux lieux des hostilités, aux lignes de front et aux accords réglant les conflits. Les bornes chronologiques choisies par Snyder ne coïncident d'ailleurs pas avec celles des guerres, puisqu'elles définissent une période commençant en 1933. La thèse qui sous-tend la recherche à l’origine de Terres de sang est l’existence d’un territoire où se sont succédées, voire rencontrées, des politiques de violence délibérées ne relevant pas uniquement d'une logique de guerre, mais aussi d’autres motifs idéologiques. Ce territoire, s’étendant de la Pologne à l’Ukraine, en incluant la Biélorussie et les Pays-Baltes, aurait sa chronologie propre, de 1933 à 1945, et serait caractérisé par un nombre de victimes civiles très élevé (le livre propose le total de 14 millions sur toute la période), ainsi que par des phénomènes d’interaction entre les régimes nazi et soviétique. Tout au long du livre, d’autres critères sont retenus pour justifier la délimitation des « Terres de sang », telle que la disparition de toute entité politique autonome à l’exception des deux puissances belligérantes.
Cartographier la violence de masse
Le choix du territoire comme point de départ à la réflexion se traduit notamment par l’inclusion dans le livre de trente-six cartes, dont sept figurant explicitement les « Terres de sang » dans leur totalité, à différents moments de l’histoire. Cela n’a rien d’anodin. En effet, il est rare que l’on ait placé sur le même plan les lieux de la terreur nazie et soviétique. Généralement, les deux régimes faisaient l’objet de deux histoires, deux géographies, mais aussi deux représentations distinctes, que l’on pouvait mettre en parallèle, mais non pas présenter conjointement.
Le parti pris de Snyder consiste à étudier non pas des Etats, des régimes ou des groupes précis, mais un phénomène (la violence de masse) sur un territoire (transnational). C’est d’ailleurs pourquoi l’Holocauste ne fait pas l’objet d’une représentation particulière, mais est incluse dans les politiques de violence en général. Ces dernières ne se concentrent pas dans quelques lieux symboliques. C’est là l’une des hypothèses importantes du livre : il n’y a aucune «zone grise » échappant à la violence. Les camps n’en sont que l’aspect le plus repérable, et encore faut-il faire des distinctions entre les différentes finalités de ces camps (ceux visant à l’extermination par la faim ou le gazage, ou bien ceux réservés au travail). Ils ne résument pas l’ampleur des meurtres de masse, puisque beaucoup d’entre eux ont eu lieu par balle au bord de fosses creusées sous l’occupant allemand, ou par famine dans les villes et les campagnes.
L’apport de Terres de sang dans les réflexions historiographiques
Selon Snyder, ces approches n’ont été envisageables qu’après la Guerre Froide. De fait, celle-ci a contribué à scinder les représentations, tandis que les archives de "l’Est" demeuraient inaccessibles aux historiens de "l’Ouest". Or, l’auteur souligne que la plupart de meurtres de masse ont eu lieu au-delà du Rideau de fer, dans des territoires qui étaient désormais sous contrôle soviétique. C’est là que vivait la majorité des Juifs d’Europe. Ainsi, pour prendre l’exemple de l’Holocauste, l'appréhension de la violence ne pouvait être que fragmentaire à "l’Ouest". Elle découlait des témoignages de personnes originaires d'une partie de l’Europe seulement. Elles n’avaient connu qu’un nombre restreint de camps qui, s'ils furent très meurtriers comme Auschwitz, ne suffisaient pas à donner une vision globale de ce phénomène de masse. Par ailleurs, la récupération idéologique du passé par les Soviétiques, ainsi que les Américains et leurs alliés, a biaisé l’interprétation de la violence. En raison de l’antisémitisme de Staline, et pour insister sur la souffrance des citoyens soviétiques en général, il n’y a notamment pas eu d’histoire officielle de l’Holocauste dans les pays communistes jusqu’à la fin de la Guerre Froide.
L’ouverture des archives de l’Est a ainsi eu des conséquences importantes sur l’origine des discours produits sur les tueries. Très dense, la bibliographie de Terres de Sang a pour particularité d’inclure de nombreuses archives en langues slaves, que Snyder a pu traduire en qualité de slaviste. De ce fait, comme le souligne l'auteur, l'ouvrage rompt avec les études réalisées d'après des points de vue extérieurs aux pays concernés par les tueries.
Les limites des développements de Snyder
Si ces réflexions guident l'ensemble de l’ouvrage, elles ne sont réellement développées que dans la conclusion et le chapitre « Chiffres et terminologie ». Snyder y justifie sa délimitation des « Terres de sang », explicite les termes qu’il a employés, et présente sa vision de la mémoire, souhaitant faire œuvre d’ « humaniste » en se fondant sur des vies interrompues dans la violence plutôt que sur des morts abstraites. Son insistance sur l’individualité des personnes, qui furent des êtres humains avant d’être des victimes parmi d’autres, ou pour reprendre ses mots, « des noms » avant d’être « des nombres », se traduit dans chaque partie par la mise en valeur de nombreux exemples. Loin d'avoir pour seule fonction d'illustrer le propos de l'auteur, ceux-ci sont souvent le point de départ des analyses menées dans Terres de sang.
Toutefois, de nombreuses questions restent en suspens quant à la pertinence des choix effectués.
En premier lieu, la délimitation des « Terres de sang » pose problème, dans la mesure où les tueries de masses et les rencontres entre les deux régimes ont eu lieu dans d'autres pays que ceux choisis par Snyder, notamment la Roumanie et la Hongrie. Les justifications avancées par l'auteur ne sont pas convaincantes, parce qu’elles occultent des faits qui rendraient nécessaire l'inclusion de certains territoires dans les « Terres de sang », tout en invoquant en fin d'ouvrage des critères qui n’étaient pas pris en compte dans l'analyse. Dans le chapitre "Chiffres et terminologie", Snyder fait ainsi de la « collaboration » des Etats un critère discriminant, alors que cela n’a empêché ni les interactions entre Soviétiques et Nazis, ni les tueries de masse, ni les politiques de déportation et d’extermination des populations juives, très présentes dans les pays Tchèques, la Hongrie ou la Bucovine. De fait, ne pas mentionner ces régions comme des foyers importants de la population et de la culture juive est en outre problématique.
La quantification de la violence est un autre choix contestable de délimitation. Tout d’abord, le nombre de morts est-il l’unique critère de la violence ? Et comment l'estimer ? Comme le souligne Snyder lui-même, les bilans avancés ne peuvent toujours être que des approximations. Par ailleurs, quelles morts prendre en compte ? Ne faut-il pas également s’interroger sur les effets des carences et des maladies ?
On peut également se demander si la recherche de Snyder a réellement contribué à l'analyse des interactions entre les régimes nazi et soviétique. Contrairement aux sept cartes des « Terres de sang », les chapitres traitent alternativement de l’une, puis de l’autre puissance. Ce n’est qu’au sujet d’exemples particuliers que la connivence entre Nazis et Soviétiques est évoquée, sans toutefois être étayée par des arguments précis et développés. Au terme de la lecture, il est toujours difficile de comprendre pourquoi les deux régimes se sont radicalisés au contact l’un de l’autre, comme l'expose l'hypothèse de l'auteur.
Quant à la deuxième partie du titre, « L’Europe entre Hitler et Staline », elle pointe un problème important, qui est celui des initiateurs et des acteurs des crimes. Snyder n’en parle presque pas. Ainsi, l’ambition exprimée par l’auteur de faire une histoire totale des tueries de masses en Europe n’est que partiellement réalisée dans Terre de sang, d’autant que le moment où la violence de masse a commencé à être utilisée à des fins politiques reste flou. De fait, les bornes chronologiques choisies par Snyder sont très peu justifiées. La Première Guerre Mondiale et les années vingt ont également été marquées par des phénomènes de violence qui n’étaient pas dus qu’à des logiques militaires. De même peut-on se demander si les violences de masses ont cessé au moment où s’est achevée la Seconde Guerre Mondiale. Outre ce problème de bornes, l’articulation entre les différentes « phases » propres aux « Terres de sang » n’est pas claire. Quelle continuité y-a-t-il entre la première d’entre elles, la famine ukrainienne, et la seconde, l’Europe de Molotov et de Ribbentrop ? L’idée d’une chronologie propre aux « Terres de sang » est en soi intéressante, mais le découpage des chapitres ne laisse pas d’interroger sur les liens qui unissent les événements évoqués à différent moments du livre.
Pour rendre le propos plus clair, il aurait également été préférable que Snyder définisse mieux certains termes employés. Nous avons soulevé le problème de la « violence», et de sa difficile conceptualisation. D’autres mots auraient gagné à être explicités et replacés dans leur contexte historiographique, comme le totalitarisme. Ce problème de terminologie est encore plus aigu pour les lecteurs francophones, dans la mesure où ils ont affaire à une traduction. Une notice sur les choix du traducteur, Pierre-Emmanuel Dauzat, aurait peut-être été utile pour mieux comprendre les implications des mots clefs du livre.
Terres de sang est un ouvrage dont l’apport dans le champ historique est important, ne serait-ce que pour sa démarche : partir d’un territoire afin d’étudier des idéologies. Snyder ne s’intéresse pas d’abord à un système d’idées. Il s’interroge sur les espaces et les personnes. Peut-être la démonstration n’est-elle pas pleinement convaincante, mais le simple fait d’avoir tenté de cartographier des crimes à une échelle transnationale ouvre des perspectives de recherche, tant aux historiens qu’aux géographes.