Dans cette “autofiction théorique”, Paul B. Preciado raconte l’expérience biopolitique qu’il affirme avoir mené sur son propre corps : s’administrer du Testogel obtenu hors du circuit médical lié au changement de genre. Le texte s’ouvre sur la narration d’un décès, celui d’un ami pseudo-anonymisé par ses initiales (comme les autres personnages du roman, à l'instar de V.D) qui semble le déclencheur de l’écriture. En alternant chapitre à dominante autofictionnelle et chapitre à dominante théorique, l’auteur développe sa pensée (avec quelques longueurs et une posture philosophique qui me laisse parfois dubitative : si le texte est très sourcé, cela reste la construction d’une pensée philosophique et non sociologique) : la société capitaliste actuelle repose sur un système pharmacopornologique, qui est à l’origine des normes de genre par l’administration massive d’hormones à la population (Viagra, pilule contraceptive, traitement hormonal pour contrôler la ménopause…). L’utilisation d’hormones hors des situations médicales prescrites constitue donc selon l’auteur un moyen de lutte efficace (parmi d'autres comme la pratique du drag) pour mettre en déroute la binarité de genre, construction sociale structurant la domination patriarcale.
Le texte de Preciado est intéressant à plusieurs niveaux : l’opposition de biohomme-femme à technofemme-homme qui place l’accent sur la dimension technique du genre, la désignation des femmes sous pilule contraceptive ou des hommes sous viagra comme techniquement modifiés (notion intéressante à mobiliser face aux argumentaires qui condamnent l’utilisation de molécules par les personnes transgenres par exemple) ou encore la représentation d’une sexualité marginalisée.
Pour autant, si la proposition théorique est originale et intéressante, elle semble complexe à mettre en œuvre dans la société telle qu’elle est. De plus, on peut se questionner : la disparition du genre, objectif du féminisme radical, doit-elle passer par sa mise en déroute physiologique ? L’administration d’hormone(s), comparée justement à de la drogue dans le texte, serait-elle consentie par toustes ? On peut toujours rétorquer que c’est la normalisation sociale des pratiques qui les rend acceptables, et en l’occurrence cette forme de militantisme peut s’avérer accessible pour celleux qui sont prêt.e.s à la pratiquer. Cependant, au vu des offensives idéologiques de l’extrême droite sur l’existence des personnes trans, on peut craindre un durcissement du contrôle de l’accès aux substances en question, qui pourrait complexifier la mise en œuvre de cet anarchisme hormonal.