C'est qu'il me faisait de l'oeil depuis un bail, ce bouquin, tant le récit que j'anticipais de l'un des plus grands désastres artistiques contemporains semblait accrocheur, incroyable, inimaginable. La nullité à tous les étages, à toutes les étapes d'un film sans doute instantanément ringard, mais qui, inexplicablement, a réussi à susciter le culte.
La frustration de ne pas avoir pu aller en salle voir le film de James Franco, et un article dans Première m'ont fait sauter le pas de l'achat. Ainsi qu'une brève lecture, en librairie, d'un passage relatant les méthodes de casting, disons, pas très orthodoxes, de l'ami Tommy.
Sauf que The Disaster Artist, ce n'est pas que ce constat d'un ratage particulièrement éclatant et finalement, désolant, ni celui d'une incompétence abyssale. Enfin si, un peu quand même. Mais résumer le bouquin à ces deux aspects serait extrêmement réducteur.
Oui, The Disaster Artist est pour partie un behind the scene de l'inénarrable The Room. Et un récit de son tournage dispendieux et à la ramasse quasi totale, où l'amateurisme de Tommy Wiseau le dispute au non sens de sa direction artistique et à sa tyrannie l'amenant à lessiver plusieurs équipes techniques complètes. Mais c'est aussi une drôle d'indulgence qui se dégage, un drôle de portrait de son réalisateur/scénariste/acteur/producteur, intime, drôle, pathétique, étrange, totalement lunaire.
Et attachant.
Car Tommy Wiseau, sous le regard de son acolyte Greg Sestero, devient l'un des derniers romantiques, aveuglé par sa passion et son désir de... De quoi, au juste ? S'imposer à Hollywood, devenir un acteur dans la lignée de James Dean ? Etre célèbre, imiter Alfred Hitchcock ? Même après la lecture de l'ouvrage, le secret entourant l'homme ne sera que très partiellement dissipé. Beaucoup d'aspects du gars, malgré une rencontre de ce drôle de type, demeureront sans doute à jamais des mystères. Ses origines, la provenance de sa fortune, son passé... Difficile de percer l'énigme, tant Wiseau demeure à la fois insaisissable et tristement familier dans ses attitudes mégalo.
Le livre fait évoluer le réalisateur improvisé en parallèle avec son ami, Greg Sestero, qui végète dans les agences, les castings et les rares films de seconde zone dans lesquels il apparaît. Tandis que Tommy réalise involontairement, certes, ses aspirations. D'abord sympathique et étrange, Wiseau, au fil des pages, s'assombrit jusqu'à en devenir parfois franchement flippant dans sa paranoïa inquiétante, sa jalousie maladive et ses mensonges constants.
Mais il est toutefois difficile de haïr totalement ou de rire de Tommy Wiseau quand Sestero alterne les souvenirs de tournage plus pathétiques et grotesques les uns que les autres, avec le récit de sa rencontre avec l'homme, fantasque, amical, décalé et qui tend la main. The Room, s'il se révèle à l'évidence un trou noir d'anti matière soulignant l'inanité artistique de son auteur, fait de The Disaster Artist un portrait étrangement touchant d'un gars qui, malgré les obstacles, ses limitations évidentes, déploie la certitude naïve du succès, la volonté folle de réaliser le rêve qui nous anime, quel qu'il soit et aussi fou peut-il être considéré.
Tommy Wiseau a peut être réalisé le pire film de tous les temps. Mais il l'a réalisé et est allé au bout de son aventure. Comme si le capitaine du Titanic avait réussi à ramener son paquebot au port malgré les voies d'eau et les avaries. Le miracle de voir un bébé traverser l'autoroute sans se faire écraser ne s'est pas produit. Mais il a survécu malgré tout. En énervant et en affligeant ses équipes et ses techniciens, en martyrisant ses acteurs. En déployant les exigences les plus à coté de la plaque possibles et un non planning de tournage défiant tout simplement l'imagination.
Cette abnégation lunaire et enfantine, cette volonté désordonnée et candide de création et de réalisation de soi, c'est peut être le plus beau message de The Disaster Artist, même s'il est aussi, dans un mouvement assez contradictoire, le témoignage de ce qu'est devenu la société aujourd'hui dans sa perception de la célébrité. Tout cela par sa seule écriture et sa seule existence dans les linéaires des librairies.
Car l'aura de culte entourant l'oeuvre, même si on peut la faire passer pour complice, tendre ou sympathique, est surtout la manifestation d'une fascination morbide et obscène de l'échec, des épaves et des crashs sanglants sur l'autoroute. Comme pour se rassurer et dire qu'il y a sans doute pire que soi.
The Disaster Artist est aussi le symptôme de notre monde dans sa manière d'envisager la célébrité. Devenir quelqu'un, c'était être talentueux et reconnu pour son excellence. Aujourd'hui, le star system peut même être pénétré au prix des critiques les plus cinglantes, du jugement de la nullité la plus abyssale. Tommy Wiseau en est l'image. L'aura d'un culte du nanar, peut être malsain, lui a cependant permis de se distinguer et devenir quelqu'un.
Son rêve s'est réalisé.
Behind_the_Mask, quand on rit, c'est Tommy ?