Dans tous les sens
Pratiquant la sociologie du travail sauvage, je distingue boulots de merde et boulots de connard. J’ai tâché de mener ma jeunesse de façon à éviter les uns et les autres. J’applique l’expression...
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le 1 oct. 2017
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Avec Topor, ce sont toujours un peu les mêmes thèmes qui sont ressassés, thèmes suffisamment forts pour tolérer ce traitement. Il y a ainsi dans Joko fête son anniversaire, pièce adaptée du roman du même titre, une petite histoire de fantasmes, une moyenne histoire de corps et une grosse histoire de prolifération – voir Vinci avait raison, de Topor, ou dans une autre veine Amédée ou Comment s’en débarrasser de Ionesco. D’ailleurs, « Comment s’en débarrasser ? », ça pourrait – et devrait – être la question que se pose Joko, à mesure que de mystérieux « congressistes » se servent de lui et de ses collègues comme de montures. On pourra aussi bien y lire l’expression (anti-)fantasmatique d’une peur du corps, une fiction familiale, un apologue politique sur l’exploitation, une fable métaphysique sur la dépossession de soi, une satire sociale, l’évolution d’une humiliation qui petit à petit devient consubstantielle de l’humilié, ou simplement un pur récit cauchemardesque. (Beaucoup de points communs avec Kafka, je l’ai déjà dit à propos de Portrait en pied de Suzanne.)
La simplicité du vocabulaire et la clarté de l’intrigue rendent la pièce lisible par un enfant de huit ans – mais quel parent… ? Bref. Pourtant, on aurait tort de sous-estimer la précision de sa construction, sa portée et ses enjeux. Ainsi, comme la première des vingt-deux scènes de la pièce voit un personnage maudire Joko (p. 17), le lecteur attentif se demandera si sa mésaventure n’est pas simplement le fruit de cette malédiction, s’il n’y est pas, d’une certaine manière, pour quelque chose… De même on trouve ici de ces comptines faussement naïves qui scandaient chaque scène du Bébé de M. Laurent : « Qu’il fait bon vivre / Quand on est libre / Qu’il fait bon travailler / Quand on est bien payé… » (VII, p. 42). Et au fond, c’est bien de langage qu’il s’agit : langage qui assombrit l’humour, bien sûr (« Professeur Krank, jouant avec un bras, une jambe. Viens rassembler les membres de ta famille ! », XX, p. 105), mais aussi langage comme repère de l’homme seul (voir l’ensemble de la scène XVIII).
Les possibilités sont vastes, et Joko fête son anniversaire s’avère bien plus qu’une simple farce noire.
Dans l’Hiver sous la table, une jeune traductrice sous-loue à un cordonnier réfugié d’un pays de l’est imaginaire quelques dizaines de centimètres carrés situés sous sa table. Et une fois n’est pas coutume, cette pièce de Topor se finit bien, alors que son sujet véritable – l’accueil des immigrés venus d’une dictature plus ou moins lointaine qui les persécutait – n’est pas coutumier d’une telle gaieté. C’est qu’ici le vaudeville s’invite sous la table, en la matière d’une historiette d’amour – ou d’une histoire d’amourette, car parler d’une grande histoire de grand amour serait exagéré, on est quand même chez Topor… Dans cette histoire de parallélépipède – plus que de triangle – amoureux, le personnage qui déclare en premier son amour est celui dont l’amour est abusif. Pour les autres, leur situation en devient presque émouvante, à force d’incompréhension, de camaraderie, de « Trom » (« Il n’y a pas de mot pour “Trom” en français. », scène II) et de timidité.
D’ailleurs la timidité est probablement, avec la dignité, le thème majeur de l’Hiver sous la table, pièce dans laquelle tout lecteur intéressé par Topor aura repéré quelque chose d’autobiographique – se cacher, travailler, ne pas faire de bruit, cuisiner des « oignons à la Dragomir » (V), éviter de se faire couper la langue… Car si ce fameux humour noir n’est pas absent de la pièce, il n’en forme pas la basse continue : « Raymonde. […] Il a même évoqué le suicide. | Gritzka. Il faut lui greffer une bonne bosse ! | Raymonde. Pardon ? | Gritzka. Oui, c’est radical. On leur greffe une bosse et ils n’ont plus envie de se suicider. Vous connaissez des bossus qui se suicident, vous ? » (X).
Si Joko fête son anniversaire et – dans une moindre mesure – l’Hiver sous la table m’ont plu, je placerais l’Ambigu un ou deux crans en-dessous. J’aime bien l’idée de reprendre le mythe de don Juan, moins celle de le faire sous forme d’un monologue de onze scènes et presque soixante-dix pages dans lequel le personnage s’adresse à sa part féminine, qu’il appellera naturellement Jeanne. Ça peut donner lieu à des passages émouvants, comme celui de la scène II dans lequel dom Juan se justifie en racontant son passé ; alors le premier degré l’emporterait presque sur le second – ce qui ressemble à la traduction toporienne du combat de don Juan entre pureté de cœur et mauvaise foi : « Elles m’ont accusé d’être infidèle, versatile, parjure, alors que je les aimais toutes, tandis qu’elles se détestaient entre elles. » (II, p. 230).
Mais si l’on y retrouve une partie des fantasmes cauchemardesques de Topor, c’est sur un mode mineur, et sans le tragique dégradé de Vinci avait raison, ni la dynamisme – voire la dynamique infernale – de Joko fête son anniversaire. L’Ambigu intéressera les explorateurs du mythe de don Juan.
Sinon, j’aime bien l’édition du théâtre de Topor par les éditions Wombat : des cahiers d’illustrations intéressants, juste ce qu’il faut d’introduction pour contextualiser les textes, et surtout la riche idée de rééditer des textes qu’il serait souvent fastidieux – et pas si bon marché – de se procurer dans des éditions du siècle passé.
Créée
le 17 nov. 2016
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