Titus d'Enfer
7.9
Titus d'Enfer

livre de Mervyn Peake (1946)

La trame de Gormenghast pourrait se résumer très simplement :
Dans un château aux proportions gigantesques, véritable labyrinthe de pierre, vit une famille noble : Lord Tombal, sa femme Gertrude et sa fille Fuchsia. Leur seule occupation consiste à accomplir des rites absurdes fixés par une tradition ancestrale. Titus, 77e comte d’Enfer, naît au début de l’histoire mais il laisse sa famille dans la plus parfaite indifférence, au point d’être exclu des cérémonies les plus importantes. Le quotidien très ordonné de la famille est rompu lorsqu’un jeune apprenti, Finelame, parvient à force de ruses à s’échapper des cuisines pour s’introduire dans l’entourage des seigneurs. Il fomente ensuite l’idée d’incendier la bibliothèque pour assassiner Lord Tombal qui passe son temps au milieu des livres et devenir maître des rituels pour avoir le contrôle sur la famille d’Enfer.
Des huttes construites autour du château abritent un peuple de sculpteurs sur bois qui n’ont d’autre joie que de voir leurs œuvres exposées dans un musée où personne ne va jamais tout en haut d’une tour. Ce monde n’a aucun contact avec celui de Gormenghast, il est tout aussi fermé, et la misère y règne. En fait, les artistes doivent présenter leurs œuvres une fois par an, trois sont sélectionnées pour le musée et le reste est brûlé. Curieuse malédiction aussi : dès que les premiers signes de la flétrissure se manifestent sur leur visage ils vieillissent en un seul jour et continuent à vivre avec le triste souvenir de leur éphémère beauté.

« Entrer dans un roman de Mervyn Peake c’est aller d’étonnement en étonnement », lit-on dans l’introduction à Titus Errant des éditions points. Plus qu’un auteur de fond, il est un écrivain de formes.
Il y a tout d’abord ce château immense, fait de couloirs et de souterrains. Du haut des toits, il est dit que les hommes sont aussi petits que des dés à coudre. On ne sait plus où se situe l’extérieur et l’intérieur, l’espace est démesuré, impossible à définir, il y a un lac dans une tour, un chêne dix fois plus gros qu’un chêne normal qui émerge d’un mur, une cour sans accès, etc. Peake exprime par là la contradiction de l’espace : on ne peut saisir son infinité et il est pourtant impossible d’établir des bornes.
Cette contradiction transparaît aussi sur ses personnages qui doivent observer des rites absurdes auxquels ils voudraient échapper (ce qui n’est pas sans rappeler notre propre condition). Seulement, dès qu’ils ne sont plus occupés par ces rites, les passions se déchaînent. Ils passent d’un quotidien abêtissant à une recherche d’absolu qui ne peut être satisfaite non plus.
Leur physique illustre très bien leur condition, ils sont piégés dans des corps disproportionnés :
Le cuisiner (Lenflure) est un homme énorme avec des pieds flasques comme des ventouses. Il n’arrive pas à se déplacer de façon naturelle.
Cracloss, le valet-intendant est si maigre que ses genoux craquent à chaque pas qu’il fait. Par conséquent, lorsqu’il a besoin d’être discret il doit entourer ses jambes dans des étoffes.
La Comtesse d’Enfer est gigantesque. Elle est entourée de tant de chats blancs qu’ils forment une sorte de tapis autour d’elle lorsqu’elle se déplace.
Le maître des rituels a une jambe amputée et l’autre coupée au niveau du genou. Il doit se déplacer avec une canne au sautillant sur son moignon.

Lorsque le physique n’est pas au cause, c’est l’esprit qui piège les personnages. Celui de Finelame est trop vif pour lui inspirer autre chose que de sombres machinations, il est avide et insatiable. Les autres sont contraints à des paroles ou des actes quasi mécaniques qui dépassent leur raison.
Les jumelles Cora et Clarice sont d’une infinie bêtise, Irma Salprune est, de la même manière désespérément sotte et répète toujours deux fois la même phrase « Qu’est ce c’est que ces oripeaux mon garçon. J’ai dit : qu’est ce que c’est que ces oripeaux ? » et le docteur Salprune, son frère, semble toujours secoué d’un rire « ha ha ha ! Hi hi hi ! Madame la comtesse, ah ah ah Madame la comtesse ! » etc.

Aucun des personnages ne peut être rapproché d’une personne réelle. Pourtant, ils réveillent quelque chose en nous, cet « au-delà » des apparences que Peake cherchait. Gormenghast nous montre une certaine vérité sur le monde, avec tout ce qu’elle peut avoir de beau, de tragique, d’horrible et de grotesque. Mais il ne le fait pas sans un humour de l’absurde qui confine parfois à l’horreur, car lire Gormenghast est bien plus amusant que désespérant.
Titus, le seul personnage auquel on peut essayer de s’identifier doit poursuivre les rites, la légende de la grande famille. Il y résiste d’abord instinctivement puis délibérément. Il veut découvrir un monde différent. Il se sauve même si sa mère l’avertit sur le fait qu’il ne trouvera rien d’autre nulle part. Le dernier tome doit donc répondre à la question que l’on se pose depuis que l’on suit les aventures des personnages dans cet univers clos : existe-t-il une contrée qui ouvre à autre chose ? Une autre vérité. Il découvre alors une civilisation tout aussi ordonnée mais mécaniquement très avancée qui va le rejeter puisqu’il ne peut donner aucune preuve à ses déclarations étranges, à savoir, qu’il est le comte de Gormenghast. Dans ce monde tout doit transparaître, même les maisons sont transparentes. Les êtres ayant des sentiments trop excentriques doivent se réfugier dans des citées souterraines. Là, on y retrouve des personnages marginaux, un poète dont les livres n’ont jamais été lus et d’autres personnages frappés de violente passion amoureuse ou de haine profonde.

La force de cette œuvre est de nous attirer dans un univers complètement absurde pour nous faire réaliser, au final, qu’il s’agit de notre monde, que nous sommes nous même très intimement liés à cet étrange et terrifiant château de Gormenghast.
Barbelo
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le 16 déc. 2012

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