Titus d'Enfer
7.9
Titus d'Enfer

livre de Mervyn Peake (1946)

Ecrivain culte pour une poignée de lecteurs un tantinet exigeants, mais illustre inconnu auprès du grand public, Mervyn Peake fut pourtant l’une des voix les plus singulières de la littérature britannique. L’auteur fit pourtant régulièrement l’objet d’une tentative de réhabilitation de la part du monde de l’édition, mais avec un succès des plus mesuré tant l’approche de son oeuvre demande une certaine volonté et une curiosité intellectuelle qui font peut-être défaut à ceux qui s’y aventureraient par hasard ou, pire, par désoeuvrement. Illustrateur et peintre de grand talent, Mervyn Peake était également un poète hors-pair et un écrivain au génie longtemps sous-estimé. Il faut dire qu’autant de talent dans un seul homme ne pouvait que susciter la méfiance de l’intelligentsia des années cinquante et soixante. Mais ne soyons pas mesquin, nombre de ses pairs, parmi lesquels Graham Greene, Dylan Thomas ou bien encore Michael Moorcock, reconnurent assez rapidement le caractère unique de son oeuvre et ne ménagèrent pas leurs efforts pour lui assurer un peu de visibilité. Souvent comparé à Tolkien, ce dont il se serait bien passé selon ceux qui le côtoyèrent, Mervyn Peake n’eut pas de son vivant la satisfaction de connaître ne serait-ce qu’une once du succès du créateur de la Terre du Milieu, mais son influence sur la fantasy, bien que plus discrète pour le grand public, fut néanmoins importante, voire même capitale. Pour autant ses romans restent parfaitement inclassables, même si l’on ne peut évidemment pas s’empêcher de noter ici et là des influences ou des parallèles hasardeux avec les travaux d’autres écrivains tout aussi merveilleux. S’il ne connut pas la gloire, Mervyn Peake mena néanmoins une existence heureuse, retranché sur la petite île de Sark (Sercq), à mille lieues de l’agitation de la vie moderne. Mais atteint d’une maladie neurodégénérative mal connue et mal soignée à l’époque (probablement Parkinson), il mourut à l’âge de 46 ans, dans la plus grande indifférence du monde littéraire. Sa maladie elle-même lui valut des critiques d’un autre âge et d’une bassesse intolérable. On dît de lui que la noirceur de son Gormenghast avait définitivement atteint son esprit et que son dernier roman avait toutes les caractéristiques d’une oeuvre produite par un cerveau dérangé. Cinquante ans plus tard certaines critiques font encore référence à une “sénilité précoce”. On ne saurait trop leur conseiller de lire les mémoires de son épouse, Maeve Gilmore, qui témoignent du désarroi et de la souffrance de Mervyn Peake lorsque la maladie eut en partie amoindri ses capacités d’écriture. Son esprit, désormais enfermé dans un corps qui ne lui permettait plus d’écrire, de dessiner et de peindre, continuait pourtant sans cesse à créer, imaginer et rêver le monde qui était le sien. Comme nombre d’auteurs maudits, ce n’est que plusieurs années après sa disparition que son oeuvre fut célébrée et réhabilitée dans les cercles littéraires et intellectuels anglo-saxons. 


Si le succès auprès du public ne fut jamais au rendez-vous, Mervyn Peake dispose en revanche d’un socle d’admirateurs d’une grande constance et d’une grande fidélité. Nombre d’écrivains, de poètes, d’illustrateurs et d’artistes se sont intéressés à son oeuvre et ont revendiqué l’influence de l’auteur britannique sur leur travail Depuis plus de cinquante ans Peake suscite une admiration démesurée auprès de certains, admiration qui confine dans les cas les plus sévères à l’obsession (saine, hein, pas une fixette maladive). Hélas, cet engouement est surtout britannique et si vous souhaitez faire l’acquisition d’une belle édition illustrée du cycle de Gormenghast, point de salut en dehors des éditions anglo-saxonnes (bon courage si vous n’êtes pas parfaitement bilingue). Pour la traduction française, il faudra vous contenter d’éditions moins luxueuses et dépourvues d’illustration chez Phébus, Omnibus ou J’ai lu. C’est assurément mieux que rien, même si de mon point de vue, les romans de Mervyn Peake ne peuvent être dissociés de leur dimension graphique.


   
    Premier tome de la trilogie*, Titus d’Enfer précipite le lecteur au château de Gormenghast, forteresse monstrueuse et solitaire dominant une région étrangement hors du temps. Depuis des temps immémoriaux, la famille d’Enfer règne sur ce fabuleux domaine, régi par des règles qui font force de loi et un protocole parfaitement immuable. Mais ce précieux équilibre est un jour perturbé par la naissance du jeune Titus, héritier de Lord Tombal et de son épouse Lady Gertrude. Aussitôt mis au monde, aussitôt mis de côté et quasiment oublié par un père taciturne et mélancolique, atteint de bibliophilie avancée, et par une mère qui ne s’intéresse qu’aux oiseaux et aux chats, auxquels elle consacre son temps et accorde son affection. Titus a bien une soeur, Lady Fuchsia, jeune fille rêveuse et introvertie, élevée en réalité par sa gouvernante, Nannie Glu, petit bout de femme fripé et desséché atteint d’une sévère forme de complexe d’abandon, à qui l’on confie néanmoins le petit Titus. Autour de cette famille étrangement dysfonctionnelle, gravite une galerie de personnages hauts en couleurs, plus ou moins atteints de troubles de la personnalité, de tics nerveux et autres caractéristiques physiques extraordinaires. Il y a bien sûr toute la valetaille et son cortège de personnalités d’importance, au premier rang desquels figure Craclosse, serviteur personnel de Lord Tombal, grand comme un escogriffe et si maigre que ses os s’entrechoquent à chacun de ses pas, il est l’ennemi juré de Lenflure, l’énorme et repoussant chef-cuisinier, vicieux comme un serpent et qui ne cesse de tyranniser ses marmitons et autres infortunés commis de cuisine. Grisammer, le vieux et tatillon bibliothécaire fait également office de gardien des traditions et de chef du protocole, un poste éminent dans un château aussi à cheval sur le respect des rites séculaires. Parmi les habitués de cette cour grotesque figurent également le séduisant et prolixe Dr Salprune, homme affable et bavard impénitent, ainsi que sa soeur, Mademoiselle Irma, vieille fille au physique osseux et au visage ingrat, qui ne cesse de répéter deux fois la même chose. On pourrait mentionner également les deux jumelles d’Enfer, soeurs de Lord Tombal, Clarice et Cora, deux vieilles toupies parfaitement idiotes, qui ne cessent depuis des décennies de jalouser Lady Gertrude. Mais parmi cette odieuse collection de personnalités ubuesques, il en est un qui changera le destin de Gormenghast et bouleversera l’ordre établi : le jeune Finelame. Loin d’être issu de la haute, Finelame n’est qu’un commis de Lenflure, dont il ne supporte plus les ordres et le comportement outrancier. Incroyablement rusé et habile, Finelame manie les mots avec un talent qui confine au génie, des capacités que son énergie et son jeune âge lui permettront de mettre à profit pour parvenir à ses fins, c’est à dire s’arroger le pouvoir. 


C’est dans cet univers étrange et mystérieux que grandira le jeune Titus, personnage qui dans ce premier tome reste évidemment secondaire, son jeune âge l’écartant en grande partie des intrigues de palais qui secouent le château de Gormenghast. L’imposante forteresse est en elle-même un personnage à part entière. Immense et labyrinthique, elle étend son ombre tutélaire sur tous ceux qu’elle domine depuis l’aube des temps. Saisi par l’ambiance oppressante des lieux, le lecteur est invité à la déambulation à travers son architecture baroque et outrancière. De salles de réception richement ornées en couloirs déserts et glacés, d’obscurs recoins oubliés en forêts de toitures aériennes, il mesure la puissance et la décrépitude d’un lieu hanté par son histoire et sa propre démesure. 


A la fois étrange, génial, grotesque, poétique, picaresque…. et totalement inclassable, le cycle de Gormenghast n’est pas une oeuvre facile d’accès. Essentiellement parce qu’elle ne donne pas au lecteur ce qu’il attend d’elle. Habilement construite, portée par une plume magnifiquement travaillée et très imagée, l’oeuvre de Mervyn Peake, est littéralement habitée. Bien au-delà du simple plaisir de lecture, elle exerce sa puissance évocatrice sur l’imaginaire du lecteur, le charme par son lyrisme poétique pour l’assommer quelques pages plus loin par sa morbidité vénéneuse et le machiavélisme de ses personnages. Il y a du Rabelais chez Mervyn Peake, mais aussi une touche de merveilleux à Lewis Carroll, une pointe de tragique Shakespearien et un soupçon de romantisme mélancolique digne de Keats (je vous avais prévenus, personne n’échappe aux comparaisons hasardeuses). A la fois parfaitement génial et inconfortable, Gormenghast est probablement l’une des oeuvres les plus importantes du XXème siècle et comme toute oeuvre majeure, elle se mérite. En contrepartie, elle vous habitera probablement toute votre vie de lecteur, pour ne plus jamais vous quitter.



  • Le cycle de Gormenghast est une trilogie (Titus d’Enfer, Gormenghast, Titus errant), à laquelle on peut adjoindre une nouvelle (“Titus dans les ténèbres”) et un quatrième roman inachevé, en partie repris par son épouse après sa mort (Titus Awakes. Indisponible en français).

EmmanuelLorenzi
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le 11 avr. 2020

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