George Steiner montre bien que Tolstoï et Dostoïevski sont des visionnaires. Dans la critique suivante je n'aborderai qu'un point central du livre, celui de la religion, car après tout c'est ce vers quoi s'oriente la réflexion steinerienne.

Tolstoï le crypto-paien ? Dostoïevski l'orthodoxe hérétique ? Nulle part ailleurs qu'en Russie l'humanité n'aurait pu voir naître deux grands génies (sans galvaudage) de la littérature mondiale au coeur du même siècle. Selon Georges Steiner, une page de Dostoïevski ou de Tolstoï enterrent la littérature européenne, et même s'il ne le dit pas explicitement, c'est sous-entendu. D'où vient cette force ?

Tolstoï et Dostoïevski sont deux écrivains majeurs ayant en commun le biotope de la Russie seconde moitié du XIXeme siecle. Pourtant la réponse apportée au problème du salut diffère de l'un à l'autre.

La littérature dostoievskienne aurait pu s'intituler Crime et Châtiment, chacun de ces livres portant sur l'ambiguïté et la confrontation psychologiques de ses personnages. Chacun de ses personnages incarne un archétype flexible, une position doctrinale réaliste, que l'auteur ne partage pas obligatoirement mais qui traverse son cerveau.

Ouvert sur la grâce et la damnation, sur le Ciel et l'Enfer, sur le péché et sa rédemption, la position tolstoïo-dostoievkienne aborde des thématiques perdues par l'Occident depuis le roman du XVIIeme siècle. C'est de cet écart entre une imbattable modernité littéraire (Carnets du sous-sol définit la littérature du XXeme siècle -Italo

Svevo, Joyce- par l'intermédiaire de ses courants de conscience) et l'archaïsme de ses thèmes centraux que naîtrait la suprématie de Anna Karenine sur un roman bourgeois comme Mme Bovary, quelques soient les qualités qu'on lui trouve. Ce n'est pas un jugement de valeurs selon Steiner, c'est un simple constat. Mme Bovary comme Anna Karenine évoquent l'adultère. Pourtant le roman bourgeois reste empêtré dans une esthétique très occidentale et très décadente ne possédant pas l'amplitude des Frères Karamazov par exemple. Grossièrement, nous pourrions dire que les enjeux qui se jouent dans un roman de Tolstoï ou de Dosto ont une amplitude supérieure aux enjeux très intimistes et très repliés sur eux mêmes du roman à l'occidentale. C'est de grâce, de salut et de rédemption qui torture l'esprit noueux de Dostoïevski qu'il est question. C'est abattre la Commune car elle a une allure malséante qui triture l'esprit bourgeois de Flaubert. Bref, Tolstoï et Dostoïevski disposent d'une hauteur de vue dont ne disposent pas les auteurs occidentaux.

Dostoievski l'emporte personnellement car son oeuvre n'a pas la moralité de Tolstoï (bien qu'il soit conservateur et ait une moralité). Chez Dostoïevski coexistent le crime et le châtiment, la compassion et le pessimisme sur l'homme, les demi-vérités et les demi-mensonges. On ne peut pas dire que Dostoïevski est chrétien, on ne peut pas dire qu'il est hors christianisme. C'est là où c'est très fort. Dostoïevski a vécu de l'intérieur l'effondrement tsariste et orthodoxe, il n'a pas renié l'héritage chrétien, il n'a pas non plus réhabilité ou réactivé le christianisme. En tant que depassement du christianisme, l'avenir de la spiritualité passe par Dostoïevski, inéluctablement. Logiquement les russes sont les mieux placés pour comprendre l'âme russe de Dostoïevski a moins que l'âme de Dostoïevski ait déteint sur l'âme russe. Quoi qu'il en soit elles sont liées. Le plus incroyable est d'avoir pensé cela au XIXeme siecle quand l'Europe était empêtrée dans sa branlette esthétique très maniérée et empruntée.

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le 27 janv. 2024

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