Tombal Cross c’est la rencontre entre deux admirateurs inconditionnels de Mervyn Peake, l’écrivaine Nicole Caligaris et l’illustrateur Albert Lemant, qui décident un beau jour de partir sur les traces de leur auteur favori, du côté de Sark (Serk ou Sercq selon l'orthographe), petit bout de terre coincé entre Jersey et Guernesey. Sur cette petite île anglo-normande régie encore par un seigneur et où la circulation automobile est interdite, ils espèrent trouver les origines de l’inspiration de Mervyn Peake, auteur maudit et oublié du fabuleux cycle de Gormenghast. L’écrivain, poète et illustrateur anglais, vécut à deux reprises à Sark et c’est notamment lors de son second séjour qu’il imagina ses oeuvres les plus importantes. Il n’en fallait pas moins pour convaincre nos deux admirateurs qu’un séjour sur l’île s’imposait, afin de s’imprégner de l’atmosphère des lieux et, peut-être, mieux comprendre les sentiments et l’état d’esprit qui animèrent alors Mervyn Peake.


Tombal Cross se présente donc comme un récit de voyage narré par Nicole Caligaris et illustré des magnifiques dessins (au fusain semble-t-il) d’Albert Lemant. Malgré les efforts méritoires des auteurs pour légèrement romancer leur récit et lui donner un petit caractère mystérieux, ce livre s’adresse avant tout et surtout aux fans de Mervyn Peake car si le récit regorge de rencontres hasardeuses et de petites anecdotes savoureuses, elles n’ont de sens que par rapport au parcours de Mervyn Peake et au regard de cette oeuvre sombre et démesurée que représente l’ensemble du cycle de Gormenghast. En ligne de mire, l’idée que fouler de leurs pieds les landes balayées par les vents marins de la Manche ou pousser la porte de l’ancienne demeure de l’écrivain anglais sera la promesse de saisir l’insaisissable, de capter quelques bribes de cet étrange et mystérieux univers, qui, assurément plonge son inspiration dans le réel. Forcément, fatalement, c’est Sark qui a inspiré Gormenghast et en s’y rendant une partie du mystère leur sera révélé. Et puis, partir sur l’île leur permettra sans doute de rencontrer ceux qui ont connu Mervyn Peake, qui l’ont côtoyé au quotidien durant toutes ces années passées sur ce petit monde éloigné de l’agitation de la civilisation moderne. De quoi rassembler nombre d’anecdotes et de détails fascinants sur la vie discrète et paisible d’un auteur longtemps sous-estimé et presque tombé dans l’oubli.


Tombal Cross est hélas aussi la cruelle confirmation que Mervyn Peake reste un auteur maudit et condamné à susciter l’admiration d’une poignée de lecteurs tombés sous le charme de son univers à la fois baroque, poétique et grotesque, digne héritier néanmoins des grands romantiques du XIXème siècle. La rencontre avec Sark ne tient en effet pas toutes ses promesses pour nos deux voyageurs. L’île semble à des années lumières de Gormenghast et de son atmosphère sombre et déliquescente, avec ses mignons petits cottages d’inspiration anglaise, ses pelouses savamment entretenues et sa végétation luxuriante, Sark est bien loin de ce qu’ils pouvaient imaginer et se garderait bien d’inspirer un vertige aussi prononcé que celui provoqué par la démesure du château de Gormenghast. Mais la plus cruelle désillusion concerne le souvenir même de Mervyn Peake, qui ne semble guère avoir laissé de traces sur Sark. Nulle effigie, nulle ruelle portant son nom, nulle trace de ses oeuvres dans le petit musée de l’île, même Victor Hugo, qui posa quelques heures ses illustres pas sur les sentiers de l’île, semble avoir suscité davantage d’égards. Seules quelques personnes bien âgées désormais seront en mesure d’apporter de maigres témoignages de son passage à nos voyageurs désemparés.


Tombal Cross est pourtant loin d’être un livre raté, c’est même un excellent récit de voyage, parce qu’évidemment ce n’est pas tant la destination finale qui compte, que les moyens directs ou détournés pour y arriver. A travers les nombreuses descriptions de Sark, de ses paysages et de ses lieux emblématiques, se dessine une géographie, voire une cartographie de l’île tout à fait fascinante et merveilleusement illustrée par les dessins d’Albert Lemant. Et au lecteur de s’imaginer en Mervyn Peake parcourant ces landes magnifiques, ces crêtes escarpées dominant des falaises somptueuses, ces petit coins de nature idylliques invitant à la rêverie et à la contemplation. On se plait à l’imaginer heureux et paisible, en compagnie de sa famille et de ses proches, libre d’imaginer et de créer l’univers formidable et inoubliable de Gormenghast et peu importe que Sark n’y ressemble pas tout à fait, car sur l’île plane encore le fantôme de Mervyn Peake, mystérieux et terriblement insaisissable, préservé à jamais.

EmmanuelLorenzi
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le 14 mai 2020

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