"Into thin air ..."

Voilà une superbe lecture que vous vous devez d'entreprendre.
Ecrit quelques mois seulement après la catastrophe sur l'Everest en 1996 qui coûta la vie à huit alpinistes, par un des acteurs du drame, le récit est encore emprunt de l'émotion et des secousses de l'événement, et cela se sent à chaque ligne. Et cette authenticité qui traverse le récit, ce vécu si prenant est à mettre au crédit du talent réel de Jon Krakauer pour l'écriture.

J'avais déjà beaucoup aimé le "Into the Wild" qu'il nous a récemment servi, investigation passionnante sur les errances d'un jeune homme en quête de pureté. Ce livre, écrit dix ans plus tôt, est au moins aussi génial. Krakauer a le chic pour vous entraîner dans son récit chronologique (de la préparation de l'expédition jusqu'à ses conséquences) tout en se laissant la marge nécessaire pour introduire une foultitude de digressions intéressantes sur les carrières de chacun, sur l'alpinisme en général, la physiologie en haute altitude, le contexte économique de telles expéditions etc... On ne s'ennuie pas une seconde en le suivant ainsi dans ses souvenirs et dans ses recherches.
Ce mélange de faits copieusement recherchés (avec en exergue de chaque chapitre de très bonnes citations d'ouvrages) et de souvenirs recoupés fait la richesse de son livre, et sera plus tard en effet la recette qu'il appliquera à Into the Wild.

Le grand accomplissement de ce livre, au-delà de la narration d'un drame réel, est la mise en lumière de cette folie douce qui anime les alpinistes de haut niveau et ceux qui souhaitent les imiter. Loin d'être un livre sur la mort en montagne, c'est un hommage à ces hommes et ces femmes dont l'incroyable détermination, plus que la compétence sportive, est le carburant de leur passion. Certains sont prêts pour l'expérience (un guide russe monte sans oxygène avec ses clients, pendant que tous s’asphyxient avec leurs masques), d'autres le sont beaucoup moins (une star des tabloïds américains passe un sale moment sur le sommet) mais tous ont en commun cette volonté d'accepter des souffrances physiques et morales qui feraient fuir le commun des mortels. Krakauer leur adresse un coup de chapeau bien mérité et quelles que soient les fautes de chacun, on ne peut qu'admirer ces personnes.

Ce faisant, Krakauer touche à un aspect mystérieux de l'âme humaine, cette mystique du dépassement qui est une composante fondamentale de l'esprit montagnard. Les alpinistes sont en effet d'un pragmatisme à toute épreuve, qui les rend parfois froid et opaques à tout sentiment (on ne peut que frémir devant l'indifférence de certains face à des hommes qui meurent devant eux) et en même temps sont portés par un idéalisme de gamins turbulents qui les poussent à oser tout et n'importe quoi. Comportements contradictoires, extrêmes, et Krakauer nous donne de très belles lignes sur le sujet.

Quant à la catastrophe elle-même, elle est magnifiquement décrite de l'intérieur, avec bien sûr cette lucidité de l'après-coup" qui éclaire les fautes et manquements de certains membres de l'expédition. Mauvaises décisions, mésentente entre expéditions, incompréhension dans les équipes, et surtout la "death zone" qui à plus 7 500 mètres rend les cerveaux inaptes à la réflexion, beaucoup de facteurs contribuent à la mort de ces gens.
Il est notable que Krakauer ne recule pas devant sa propre responsabilité, lui dont les actions et inactions ont participé à la débâcle. On apprend qu'il s'est fait beaucoup invectivé par la suite, et il ne cherche pas à esquiver cet aspect de l'histoire. La version augmentée du livre comprend aussi un appendice consacré à la polémique que l'ouvrage a suscitée et que Krakauer essaye de clore de son mieux.

Excellent bouquin donc, que je ne saurai trop vous recommander.