L'art des lieux communs
Après une aride tentative de résumer les Topiques d'Aristote, les piètres talents de pédagogue de l'excellent avocat n'eurent pas semblé avoir compromis sa compréhension de l'ouvrage tant il lui prit...
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le 19 sept. 2022
Après une aride tentative de résumer les Topiques d'Aristote, les piètres talents de pédagogue de l'excellent avocat n'eurent pas semblé avoir compromis sa compréhension de l'ouvrage tant il lui prit le désir impatient de mettre en pratique ses nouvelles connaissances dans ce célèbre traité De Officiis. Traversant des siècles de louanges, inspirant aussi bien la morale chrétienne avec Lactance, Saint Augustin ou Thomas d'Aquin que les figures des Lumières à travers Voltaire ou Kant, il finira par pâtir d'un désintérêt croissant du XIXème siècle jusqu'à nos jours, au motif probable que le vain apparat n'eût pu continuer à subjuguer des esprits nouvellement libres. Étonnamment, c'est peut-être notre ami Rousseau qui parla le mieux de cette œuvre : « on n’a pas besoin de savoir les Offices de Cicéron pour être homme de bien », peut-on lire dans le dernier livre de l'Émile. Prenons cependant le temps d'une phrase pour assurer la défense de Cicéron en arguant qu'il en est ainsi de toute abstraction raisonnable, attendu que la nature universelle de la raison octroie à tout individu capable et volontaire de déduire toute juste réflexion.
Avant d'entreprendre la critique du contenu, nous débuterons par un bref éloge de la forme du traité. À cet endroit, il est sans doute son texte le mieux organisé, on y observe une cohérence notable dans le déroulement des paragraphes, un développement argumenté et étayé par des multiples exemples, tirés de la littérature gréco-romaine comme des évènements historiques contemporains et passés. Le propos est toujours clair autant qu'agréablement exprimé, et à ce titre, il nous faut avouer que c'est un livre qu'il est plaisant et aisé de lire, s'adressant ainsi généreusement à tout public.
Mais d'une œuvre philosophique, c'est davantage du fond que le lecteur s'enquiert. Et pour considérer Cicéron philosophe, il faut être bien effronté. Qu'est-ce donc que ce traité des devoirs ? C'est proprement une démarche de définition de l'éthique. La morale, pour l'auteur, se divise en deux parties : déterminer le souverain bien et fixer les règles qui permettent de l'atteindre (I, III). L'erreur fondamentale de ce propos se situe dans l'absence de qualification de l'être humain ; car cette omission laisse à chacun la liberté de suivre les préceptes de justice édictés et contrevient absolument à cette notion de devoir, d'obligation essentielle à la vie en société policée. Plus loin (I, VII), il nous apprend que la bonne foi est le fondement de la justice. Chez les simples d'esprit, assurément, mais nous, nous affirmons que ce qui n'est acté ne peut être injuste, que la justice est toujours synonyme de connaissance et de confiance, et, par conséquent, que la bonne foi est tout à fait contraire à la notion de justice puisqu'elle n'est que croyance, elle est alors à rattacher à la dignité et non pas à la justice. Dans le même paragraphe, il nous indique les deux manières d'être injuste : ou en faisant soi-même du mal à autrui, ou en laissant faire celui que l'on peut empêcher. Cette seconde façon nous apparait totalement arbitraire : qui se ferait juge de la capacité à pouvoir empêcher ou non un mal ? Aussi, il est parfaitement ridicule de penser l'injustice passive, comme nous avons dit plus tôt que ce qui n'est pas acté ne saurait être injuste, cela signifie également que seul un acte peut être qualifié d'injuste. Nous cernons difficilement la volonté au paragraphe suivant de jauger la gravité des injustices, allant à l'encontre de la doctrine stoïcienne qui considère tous les maux égaux. On atteint des monts et des cieux d'absurdités dans la suite de ses propos : « l'homme de bien ne doit plus faire ce qui parait le plus digne de lui et le plus conforme à la justice », c'est finalement nous convaincre que le fin orateur n'entend rien à la justice. Il est impossible pour le juste d'être le contraire de ce qu'il est, cela s'appelle le principe de non-contradiction ; ce que Cicéron exprime avec une extrême maladresse, c'est qu'il faut agir distinctement avec l'injuste : il est dès lors une nécessité absolue de définir préalablement l'être humain pour éviter de commettre des tels abus de langage et faire tenir l'injuste de l'animal pernicieux. En voilà assez pour ce premier livre, nous ne ferons pas l'effort de relever tous les lieux communs, je n'en citerai qu'un que j'abomine particulièrement (I, XXXIV) : « Le devoir du jeune homme est de respecter les vieillards », la critique ci-lue ne constitue-t-elle pas la preuve la plus légitime contre cette injonction à la folie gérontocratique ?
Le livre II est nettement plus court que le premier, aussi, on n'y relève moins d'énormités ; notons toutefois la supériorité infinie d'Aristote dans son traitement des vertus au livre IV de son Éthique à Nicomaque que Cicéron tente de reproduire ici en ce que ce premier nous livre une analyse purement spéculative.
Le troisième livre trouve son originalité en ce qu'il sort du modèle qu'il avait suivi pour les deux premiers dans la caractérisation de l'honnête et de l'utile dans l'œuvre de Panétios et achève par là ce que ce dernier voulut exécuter avant d'y renoncer. Il propose une distinction de l'honnête et de l'utile à travers une série de dilemmes. Au paragraphe IV, il est question de tuer son ami tyran. Mais c'est là un faux dilemme puisque si vous êtes ami avec un tyran, vous ne sauriez être juste. Au prochain paragraphe, le traducteur de l'Économique nous montre toute l'étendue de sa candeur : « ce que la nature ne peut souffrir, c'est que nous augmentions nos richesses, notre pouvoir, nos ressources, au détriment d'autrui », c'est une remarque typique du communisme, mais l'économie est un jeu à somme nulle, ce que l'un perd, l'autre le gagne, et il en est de même pour la propriété : ce que l'un prend en possession, l'autre en est dépossédé. Au paragraphe suivant (VI), il continue du même ton en affirmant que « si chacun ne pense qu'à son propre intérêt, dès lors la société est dissoute », nous rétorquons pourtant que c'est la somme des intérêts privés qui forme l'intérêt collectif. En effet, à quel intérêt général voudrait concourir celui qui s'en trouverait lésé à titre individuel ? Reprenons les dilemmes (XII), Cicéron cite les vues toutes opposées entre Diogène, le stoïcien et son disciple Antipatros dans des situations de fraude. Faut-il taire ce qu'on sait dommageable pour nous ? Diogène répond oui et Antipatros non dans tous les cas. Ainsi, Diogène considère l'utile quand Antipatros l'honnête. Pour ma part, je considère les dilemmes sous un angle différent. C'est choisir entre l'indignité (mensonge par omission) et la bêtise (se nuire à soi-même). Quoi qu'il en soit, cela ne regarde absolument pas la justice, et nous pouvons finalement nous questionner sur le rapport véritable entre le juste, l'honnête et l'utile.
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le 19 sept. 2022
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