Le père d’Ubu
Une analyse, pour commencer, que je crois n’avoir lu nulle part alors qu’elle me paraît sauter aux yeux. Le nom (1) de Tribulat Bonhomet : c’est celui d’un homme qui fait son petit bonhomme...
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le 28 août 2018
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Une analyse, pour commencer, que je crois n’avoir lu nulle part alors qu’elle me paraît sauter aux yeux. Le nom (1) de Tribulat Bonhomet : c’est celui d’un homme qui fait son petit bonhomme (Bonhomet) de chemin (Tribulat). Ça me semble trop précis pour être fortuit. Quand je rencontre cette expression, je pense à la notice brève et ultra-violente que Léon Bloy lui consacre dans son Exégèse des lieux communs. Cette rencontre fortuite n’est pas le seul point commun entre Villiers et son ami. Sans doute y a-t-il, à la fin des « Visions merveilleuses du Dr. Tribulat Bonhomet », une allusion à Bloy lorsqu’une « Voix » déclare au sinistre docteur souhaiter « que votre nombreuse-personne inspire, là-bas, quelqu’une de ces pages de feu, de honte et de vomissement, que, de siècle en siècle, l’un de mes soldats crache, en frémissant, au front de ses congénères » (p. 226).
Un autre point commun entre les deux auteurs, je l’ai déjà dit à propos des Contes cruels, est naturellement la haine du bourgeois. Cependant le personnage principal de Tribulat Bonhomet n’est pas qu’une caricature de bourgeois bien assis, satisfait et positif, que son assise, sa satisfaction et son positivisme rendent au bout du compte assez inoffensif. Avec Tribulat Bonhomet, on est moins près du monsieur Prudhomme d’Henry Monnier – ou même de Félix dans la Révolte – que du père Ubu : Bonhomet est redoutablement dangereux (2).
C’est le sens de l’épigraphe générale du livre, « Je m’appelle Légion » (p. 129) : Bonhomet est véritablement diabolique. C’est aussi, d’après moi, ce qui justifie l’étrange structure du recueil : d’abord quatre courts contes évoquant Bonhomet de l’extérieur, puis la longue nouvelle (ou court roman ?) qu’est « Claire Lenoir » et enfin « Les Visions merveilleuses du Dr. Tribulat Bonhomet », en « Épilogue » (3). C’est cette construction qui permet l’ambiguïté dévorante du personnage.
Que Bonhomet soit sadique, égoïste et boursouflé de suffisance, les quatre premiers récits nous l’apprennent ; ils ressemblent à la geste d’un jeune anti-héros – même si celui-ci n’a pas vraiment d’âge. « Claire Lenoir », où « le Docteur prend, ensuite, lui-même, la parole et nous raconte l’histoire plus qu’étrange de Claire Lenoir, – dont nous lui laissons entièrement la lourde responsabilité » (c’est dans l’« Avis au lecteur », p. 131) confirme ce portrait, transformant définitivement l’anti-héros en monstre, dans tout ce que le terme a d’ambigu.
Cette ambiguïté assure la richesse du personnage, c’est-à-dire par ricochet celle du récit : c’est elle qui le fait être davantage qu’une caricature, qui n’a jamais de parole propre. Parce que Bonhomet parle, son caractère faillible et monstrueux est mis en lumière. (D’une façon générale, le manque de fiabilité d’un narrateur est, à mes yeux, la meilleure justification, sinon la seule valable, du recours à la première personne dans un texte de fiction.)
Lorsqu’en débattant avec le couple Lenoir, Bonhomet « conclu[t] que l’âme n’est qu’une sécrétion du cerveau, un peu de phosphore essentiel, et que l’idéal est une maladie de l’organisme, rien de plus » (p. 178), par exemple, il reste une illustration de ce scientisme toujours combattu par Villiers et qui n’est déjà pas moins de son époque que de la nôtre. À partir du moment où Bonhomet s’introspecte, on change encore de dimension. Une pensée telle que « J’ai remarqué, en effet, une chose bizarre et qui, m’étant spéciale, m’intrigue parfois : c’est que mes espiègleries, à moi, ont toujours fait pâlir » (p. 185) est riche, l’air de rien – on appréciera par exemple le participe présent, l’opposition « parfois » / « toujours » ou encore l’emploi, en contexte, du terme espiègleries.
Toujours l’air de rien, on parle d’un personnage qui écrit « Il me semblait que, seul entre les vivants, j’allais, le premier, regarder dans l’Infini par le trou de la serrure » (p. 219) : il y a le « trou de la serrure », certes, mais il y a aussi « l’Infini » et sa majuscule. Et pour revenir à cette histoire de pensée, notre penseur est aussi capable de dire : « allez donc trouver un atome de bon sens dans les contradictions des gens qui sont assez sots pour “penser” ! Alors qu’il est démontré que cela ne peut mener à rien, puisqu’on ne se convainc jamais soi-même ! » (p. 173).
Oui, le bon Docteur est comme tout le monde : empêtré dans ses contradictions, incapable de trouver le mot juste, tenu par une mauvaise foi à peine plus constante chez lui que chez les autres. « Quel est l’homme qui désavouera d’avoir eu de mes pensées ? […] | Je suis l’examen de conscience général. On ne m’échappe pas » (p. 132) : ces trois phrases sont dans l’« Appendice », et j’imagine que si Villiers ne les a pas retenues dans son texte définitif, c’est pour maintenir dans son personnage une part d’implicite.
En épilogue, Tribulat Bonhomet confronte Bonhomet et Dieu – c’est le Jugement après le crime. Notre héros, toujours, s’y montre incorrigible. Comme Ubu.
(1) Il y aurait beaucoup de choses à dire sur les noms des personnages de Villiers, à commencer par cette Claire Lenoir antithétique. Du reste, Tribulat Bonhomet est dominé par l’opposition entre ombre et clarté, notamment à travers le thème récurrent du regard.
(2) Verlaine, qui ne pouvait pas connaître Ubu, écrit que « Bonhomet, pour nommer l’animal par son nom, […] est à Prudhomme ce qu’un caïman de première férocité serait au lézard de nos jardins » (dans les Mémoires d’un veuf, p. 107).
(3) J’ai deux éditions de Tribulat Bonhomet. La première (au tome II des Œuvres complètes en « Pléiade ») est irréprochable, et comporte un « Appendice » instructif sur la nature du docteur. La deuxième, très bonne pour une édition sans notes, doit plaire aux amateurs du papier granuleux et des illustrations de couverture stupéfiantes qui font le charme de la défunte collection « Marabout fantastique ». Quant au volume paru en « GF » sous le titre Claire Lenoir et autres contes insolites, il propose « Claire Lenoir » et plusieurs autres contes, dont un seul du « cycle Bonhomet », ce qui d’après moi revient à servir un hot-dog sans sauce.
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le 28 août 2018
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