Critique de Shaynning
BD adulte de 2020, "Chinese Queer" est ce genre de Bd qui comporte une forte dimension philosophique existentielle, un côté de critique sociale et un graphisme assez particulier.Faire un résumé de...
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le 22 mai 2022
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Incontournable Décembre 2024
Comment ne pas s'enthousiasmer pour ce bel objet quand on porte un titre aussi positif? Je cherche souvent des romans de style "amitié au féminin" pour mes amateurs du genre ( y a des garçons dans ce groupe, d'ailleurs), mais je me heurte souvent à de vieux stéréotypes de genre malsains comme la banalisation de la jalousie, à la normalisation des romances passionnelles chez toutes les filles ou pire, aux relations superficielles transactionnelles ou toxiques. Ce n'est vraiment pas facile de trouver des romans " guimauves roses" qui ne contiennent pas un cœur goudronné au milieu. Mais je suis tombée sur celui-ci et je l'affectionne tout particulièrement. Il est originaire d'Allemagne, ce n'est donc pas le style américain ou français qui garnissent une large part de nos tablettes en librairie jeunesse. Alors qu'avons-nous?
Romy et Emma sont "meilleurs amies du monde" et c'est leur monde qui éclate quand Emma part vivre à l'extrême sud de l'Allemagne, à Rosenheim, laissant Romy à Kiel, à l'extrême Nord du pays. Romy a commis un crime en usant de la carte bancaire de sa mère pour s'acheter une veste à frange sur un magasin en ligne. Furieuse, sa mère lui interdit argent de poche, Internet et cellulaire. Avec tout le sens du théâtre dont elle est dépositaire, Romy parvient cependant à convaincre sa mère qu'elle doit rester en contact avec sa meilleure amie partie au loin ( deuil oblige). Sa mère lui confie donc du papier, des enveloppes et des timbres: Il va falloir correspondre par la bonne vieille voie postale! Un peu surprise de recevoir sa toute première lettre, Emma est cependant heureuse d'entreprendre cette correspondance avec sa "soeur de coeur". Entre les tracas du quotidien, les enjeux familiaux, la puberté en action et les premiers béguins pour les garçons , les deux jeune filles parviennent à faire naviguer leur amitié durant les trois prochains mois, en attendant se retrouver durant le temps des fêtes. Quand on a une amitié comme la leur, on fait tout pour la faire vivre.
Je suis sincèrement heureuse de pouvoir observer une fiction aussi saine entre deux amies. Bien sur qu'il y a des petits dérapages, mais rien de majeur et surtout rien de toxique. Romi et Emma sont souvent dans le renforcement positif, à souligner leurs forces, à entretenir une sincérité relationnelle tout en étant franches. Il faut dire qu'elles se connaissent bien et ça se sent. Il y a une complicité dans leur personnalités également. Romy et est théâtrale, audacieuse, porté sur l'ésotérisme, comique et a une certaine impulsivité. Au contraire, Emma est modérée, tranquille, introspective et un peu méfiante. Il arrive souvent de croiser ce genre de dyade solaire-lunaire entre personnages, mais en même temps, les contraires se complètent souvent bien quand les valeurs sont partagées et que le respect, la confiance et la complicité sont les socles de la relation.
Il y a quelques petits éléments que je voudrais relever. Le premier concerne la qualité de la relation entre les deux filles. On est loin des fâcheux stéréotypes de filles garces entre elles pour de stupides histoires de gars ou dans des rivalités intestines malsaines et superficielles. Non, ici on est dans une "vraie" relation. Romy et Emma ne se disent pas seulement leur bons coups, elles sont capable de relever les défis et ne se mentent pas. L'amitié n'est pas une relation de surface: Il faut savoir se dire quand les choses ne vont pas pour le mieux et se montrer vulnérable et authentique. Ce sont des marques de confiance, qui est essentielle dans une relation saine de toute nature. Il y a un plaisir évident entre elles, une chimie complémentaire entre deux tempéraments opposés. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, on a pas besoin d'être similaires en tout point en amitié, le contraire arrive même souvent. Des qualités et des forces dissemblables sont même un avantage, comme l'illustre la présente relation. Emma est terre-à-terre, elle a un côté pratique et introspectif plus fort. Romy est théâtrale, elle aime y mettre de l'effet et aime bien les explications les moins scientifiques, elle a plus d'initiatives et externalise davantage ses émotions ( donc les refoule moins). Elles s'équilibrent vraiment bien et elles semblent beaucoup aimer les forces l'un de l'autre. C'est aussi ça l'amitié sincère: aimer l'autre, avec ses défauts, mais surtout ses forces. Elles se réjouissent des victoires et des bons coups de l'autre, mais en sachant mettre le hola! quand il le faut. On voit aussi la complicité qu'elles ont dans ces blagues référentielles qui leur sont propres, dans leur façon de décoder l'autre à travers les lignes et bien sur, sur les illustrations et photos.
Romy et Emma ont une merveilleuse relation, avec ses hauts et ses bas, mais beaucoup plus de hauts que de bas. Les relations saines ne sont pas dénuées de défis ou de conflits, loin de là, mais c'est la présence de la qualité relationnelle qui les feront traiter ces défis pour les résoudre et en sortir grandies. Par "qualité relationnelle", j'entends par là les besoins inhérents à toute relation constructive: la complicité, le respect, la confiance, épanouissement, plaisir partagé, empathie, l'affection, l'authenticité, le travail d'équipe, la communication efficace, le désir de partager du temps ensemble et de manière générale, tenir à cette relation et veiller à en prendre soin. Il n'y a pas de place pour la mesquinerie, la jalousie, la possessivité ou pire encore, la domination. Entre l'amour conjugal et l'amour amical, il n'y a de différence que la passion ( le désir sexuel). Autrement, l'amitié est aussi forte et importante que les romances.
Là est un peu mon grand constat pour ce premier tome: Il y a un indéniable aspect "sororal" dans la relation de deux filles, éloignées malgré elles, mais ayant une réelle affection l'un pour l'autre, qui se rapproche de l'amour sororal familial. "Une sœur de cœur" , dirait-on.
Dans le cheminement des deux jeunes ados, il y a un certain ajustement à faire du à l'éloignement, mais plutôt que de voir cette relation faner, comme elle a de solides racines et un cadre sain pour croitre, elle semble au contraire fleurir. C'est rare dans la littérature jeunesse d'avoir des amitiés de filles saines, mais plus encore quand la distance se met de la partie. Mais ça se fait, le roman l'illustre encore une fois très bien. Et j'ajoute que Romy tout particulièrement doit accepter qu'Emma ait de nouveaux amis dans son nouveau cercle social, comme elle en aura aussi le droit. Avoir 'une meilleure amie" ne signifie aucunement "avoir des droits exclusifs sur cette personne".
Il y a eu une mini-crise de "jalousie" ( une très grosse insécurité je dirais, mais c'est là un trait indissociable du sentiment jaloux) , mais très rapidement réglée grâce au pouvoir ( sous-estimé) de la communication. Et ça ne concernait pas "une histoire de gars" comme j,en croise assez chroniquement dans les romans destinés aux filles ( et ça m'insupporte, les filles ont autre chose à faire que de rivaliser pour les gars, merci).
Le second concerne le début du roman, alors que Romy parle de cette fameuse veste qu'elle a vu sur Internet et qui lui a inspiré le vol de carte bancaire de sa mère. Romy pense voir dans le fait qu'Internet lui suggère la veste soldée comme "un signe du destin", mais plus surement qu'autrement, c'est là le résultat de la performance des algorithmes. "Comme si les gens de la boutique en ligne savaient exactement de ce qui me plait", ajoute-elle quand on lui propose un seconde vêtement en solde. Oui, ils sont forts les algorithmes, pas besoin de magie, mais j'ai su que tous ces "soldes" ne sont pas forcément "vrais". C'est un aspect quand même très actuel du magasinage en ligne et il importe d'être conscient des hameçons derrière les écrans, parce qu'on a tôt fait se laisser entrainer dans les dépenses. Tout est fait pour faciliter les achats impulsifs et ne pas tenir le compte juste du total de nos achats. Ce passage est donc amusant, mais fait rire jaune l'adulte que je suis, car je ne pense pas deux minutes que Romy ait réellement eu un rabais pile sur l'objet de sa convoitise et quand elle y voit quelque chose de "destin", on devrait plutôt parler "d’algorithme".
Le troisième concerne le "contrat". J'ai vu souvent cette idée d'établir des régles en amitié, dans la fiction à l'écran comme sur le papier, mais bien que je reconnaisse que d'établir des limites et définir ses attentes est une bonne chose, l'idée de mettre des "lois" me semble plus questionnable, et ce pour une raison simple: L'amitié évolue. Les Lois peuvent donc devenir des "contraintes", voir un fardeau et c'est malsain dans une relation. Un épanouissement repose sur les compromis et la communication, sur l'échange et la verbalisation des émotions. On n'a donc pas forcément besoin de tout noter dans un cadre aussi formel et un peu rigide que le suppose le contrat. Mais j'ai aimé la façon que le tout a été traité dans le roman: L'idée par exemple d'Emma de renvoyer une nouvelle version "corrigée" avec des amendements pertinents et deux points supplémentaires qui sont plus des plans futurs que des règles. D'ailleurs, il n'y a pas de preuves qu'elles l'ont signé, ce n'était donc probablement qu'une façon de se concerter sur certains lignes directrices de leur amitié, plus que de vrais règles contraignantes.
Attention, il y a aura certains divulgâches.
Dernier point qui me réjouit tout spécialement de la présence moderne des gars. Romy a un gros béguin pour Alex, du genre envahissant. Elle pense souvent à lui et se fait beaucoup de films. Il va revenir souvent dans le roman, car Romy se demande pourquoi il tarde à revenir en classe durant des semaines. Alex jongle avec des enjeux familiaux. Je trouve très mignon que la relation progresse lentement, avec un bisou final sur la joue et un début de complicité. Ça va sembler anodin, mais ça rrive peu souvent en romance, j,ai plus souvent observer des gros béguins de type "hollywood", avec un gros final déraisonnable et princesse sur les bords. Là, c'est juste adorablement léger, ça nous change et je trouve que c'est mêem plus réaliste. On verra sans doute dans les autres romans si ce béguin mène quelque part. De là à qualifier ça "d'amour", je me garde une réserve, car Romy a surtout un intérêt physique pour Alex.
Emma, en revanche, nage dans des sentiments plus confus pour Léon, le fils de sa nouvelle ( et sympathique belle-mère). Déjà, je suis contente de pouvoir apprécier une œuvre où la belle-mère n'est pas une marâtre et je trouve touchant de voir qu'Emma se soucis du bien-être de son père sur la question d'avoir une conjointe à nouveau. Pour en revenir à Léon, Emma ressent quelque chose pour lui, mais ce qui s'orientait pour un béguin ressort finalement pour une sorte de frateroromance. Ils sont complices, ils ont des intérêts communs et ils sentent bien en présence de l'autre. D'ailleurs, je me réjouis de voir un ado gars aimer les licornes, ça c'est moderne en s'il-vous-plait! Je pense donc que Léon et Emma forme un couple frère-soeur adoptifs quelque part entre l'amitié et la famille, et en tant qu'enfants uniques, semblaient aimer l'idée de ce genre de rapport aromantique. Je le répète, mais ça existe l'amitié gars-fille, pas besoin d'apparier tout ce qui est hétéro tout le temps!
Il y a des tas d'illustrations de style sketchy dans le roman, comme un tas de lettres pourraient l'être. Ça respire l'enthousiasme, la complicité et le tout avec un brin de folie joyeuse. Même la couverture en forme de lettre est sympathique. Je trouve le titre positif, les autres de la série le sont également. J'avais remarqué une certaine tendance à faire dans les termes négatifs ou vaguement dénigrants pour les séries dites "histoires de filles" : Journal d'une grosse nouille, Journal d'une peste, Journal d'une tannante, La vie compliquée de Léa-Olivier, Ma vie de gâteau sec, etc. J'aime bien que la série propose autre chose: "Tu es parfaite comme tu es!" ( Tome 2) , "tu es mon héroïne! ( Tome 3), "Tu es toujours là pour moi! ( Tome 4), "Tu es un rêve!" ( Tome 5). Ça nous change d'air, quel rafraichissement!
Je ne suis pas le genre de lectrice qui raffole des histoires de filles précisément parce que le genre m'a toujours déçue ( exception pour la série "Le journal d'Aurélie Laflamme", dans laquelle on a deux meilleurs amies à la relation saine). Il y avait trop de rivalités jalouses pour les gars populaires, de coups bas entre filles, de gros béguins traités comme une torture psychologique pour les ados, et de superficialité assumée, ça ne m'a jamais intéressée ni sembler réaliste. Devenue libraire jeunesse, je me donne certains devoirs, dont lire les genres que j'aime moins mais dont les besoins se font sentir. Néanmoins, je peux dire que je ne regrette aucunement ma lecture et le roman ( voir la série) me réconcilie quelque peu avec le genre. J'espère que toutes ces idées fausses sur les relations de filles "naturellement compliquées et vicieuses" vont un jour rentrer dans le bac à compost des concepts désuets et erronés. Et j'espère voir de nombreuses Romy et Emma peupler les rayons des romans "d'histoires de filles ( non pas "romans DE filles", je connais de jeunes lecteurs garçons qui aiment le genre). Son succès en Allemagne me semble pleinement mérité et me semble révélateur qu'à en l'évolution de l'amitié au féminin moderne.
Une petite série bonbon pertinente, amusante et touchante, délicieuse comme un joli cupcake à saveur de gâteau de fête, dont quatre autres tomes sont encore actuellement en cours de traduction vers la langue de Simone Veil.
À déguster à partir de 10-12 ans, lectorat intermédiaire du 3e cycle primaire. *Peut bien entendu plaire aux ados!
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Créée
le 10 déc. 2024
Modifiée
le 21 déc. 2024
Critique lue 5 fois
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