Six nouvelles inédites pour découvrir les thèmes fétiches d’une œuvre fantasque et fascinante.

Après "Le démon de l’île solitaire" (traduit en français par Miyako Slocombe, 2015), les éditions Wombat contribuent à nouveau à la diffusion de l’œuvre d’Edogawa Ranpo en France, avec la parution de cette anthologie de six nouvelles inédites et stupéfiantes, publiées au Japon entre 1926 et 1955.


Pour ceux qui le découvrent, il faut souligner l’originalité du genre policier et fantastique d’Edogawa Ranpo, pionnier du roman d’énigme au Japon, la modernité de ses fictions et sa capacité à dépasser les frontières culturelles.


La communication de Ranpo avec son lecteur, cette manière de l’interpeller pour l’inclure dans l’intrigue, de faire de lui un témoin voire un voyeur, est l’un des traits frappants de son œuvre, comme dans la première nouvelle éponyme, texte d’un grand classicisme publié en 1926, à l’atmosphère étrange, d’emblée surnaturelle, où la narratrice, interpelant le lecteur, évoque son mariage arrangé avec Kadono, un très bel homme solitaire et excentrique, au comportement parfois plus mécanique qu’humain et qui dissimule un terrible secret.


Encore plus marquante, la deuxième nouvelle, "L’apparition d’Osei" (1926), une histoire de domination cruelle et meurtrière dans un couple, entre une jeune femme très belle, Osei, et Kakutarô, son mari plus âgé et malade, bienveillant envers son épouse adultère tant il souhaite conserver son amour, frappe le lecteur par sa construction - comme souvent chez Ranpo - et par la juxtaposition entre les jeux d’enfants (même si le fils de Kakutaro et Osei semble déjà corrompu par les faiblesses et la cruauté des adultes) et la monstrueuse cruauté d’Osei.


Texte court et sans énigme, dans un style inhabituel sous influence du romantisme noir, "Les canaux de Mars" (1926) vise à produire l’atmosphère d’un rêve effrayant dans un paysage d’une beauté sinistre, symptomatique du penchant de l’auteur pour le lugubre et l’étrange, dans l’obscurité d’une vaste forêt qui semble s’étendre à l’infini.


Un sommet de ce recueil est atteint à mon sens avec "Les crimes étranges du docteur Mera" (1931), qui justifie à elle seule la lecture de ce recueil ; cette nouvelle, racontée de manière orale par un jeune homme croisé dans Tokyo au narrateur, qui n’est autre qu’Edogawa Ranpo lui-même, tourne autour d’une obsession de l’auteur, le voyeurisme. Le lecteur est placé dans la même position de voyeur que le jeune homme ou le criminel, dans cette intrigue policière très cinématographique, où Ranpo installe d’emblée une ambiance saisissante comme un piège, comparant les immeubles de Tokyo à des gorges étroites.


– Il y a un roman de Conan Doyle qui s’intitule La vallée de la peur, n’est-ce pas ? commença-t-il soudainement. Il y est question d’un ravin profond formé par des montagnes quelque part, mais les gorges naturelles ne sont pas les seules qui font peur. Même dans le quartier de Marunouchi, en plein cœur de Tôkyô, il existe des abîmes terrifiants.
« Les rues étroites coincées entre deux grands immeubles, par exemple. Ces endroits sont bien plus dangereux et sinistres que les ravins naturels. Ce sont les gorges créées par la civilisation. Les vallées créées par la science. Lorsqu’on regarde, depuis ces rues au creux de la vallée, les constructions austères en béton de sept ou huit étages, situées de part et d’autre, on constate qu’elles n’ont ni les feuilles vertes, ni les fleurs de saison, ni les irrégularités intéressantes des falaises naturelles, et ne sont que de gigantesques blocs gris coupés littéralement à la hache. Lorsqu’on lève les yeux, le ciel est aussi étroit qu’une ceinture obi. Le soleil comme la lune ne brillent vraiment que quelques minutes par jour. Depuis ces profondeurs, même en journée, on distingue les étoiles. Un étrange vent glacial souffle constamment.
« Avant que ne survienne le grand séisme de 1923, je vivais dans l’un de ces ravins. La façade du bâtiment donnait sur l’avenue S. à Marunouchi. Elle était lumineuse et imposante. Mais à l’arrière le bâtiment s’adossait à un autre immeuble : ainsi, deux falaises pourvues de fenêtre, aussi austères l’une que l’autre, le béton à nu, se faisaient face, séparées par un passage d’à peine trois mètres cinquante. C’est cette partie que j’appelle une « gorge urbaine ».


Le goût de l’auteur pour les rebondissements et pour l’exploration toutes les possibilités d’une affaire criminelle est porté à son paroxysme avec la nouvelle suivante, "La grenade" (1934), alambiquée mais fascinante, à la croisée des chemins du récit de détective et de l’horreur, en lisière du fantastique. Un détective se trouve amené, bien des années après, à raconter une ancienne enquête, « l’affaire du meurtre à l’acide sulfurique », dans laquelle un cadavre avait été retrouvé avec le visage défiguré, comme un fruit de grenade éclaté ; il se trouve pris dans une rivalité sur la résolution de cette enquête avec Inomata, un individu énigmatique rencontré dans une station thermale, rencontre qui l’a conduit à se remémorer cette affaire.


Histoire de libido amplifiée, de manière perverse, par le danger et les destructions causées par les bombes incendiaires sur Tokyo en 1945, "L’abri antiaérien" (1955) qui conclut cette anthologie, permet d’entendre la voix de Ranpo évoquer, en prenant comme souvent le lecteur à revers, cette période terrible de l’histoire japonaise.


À l’occasion de la parution de cette anthologie et de l’ouvrage "Edogawa Ranpo, Les méandres du roman policier au Japon", nous aurons la joie d’évoquer l’œuvre de ce grand auteur le 12 juin en soirée chez Charybde (Ground Control) en compagnie de Miyako Slocombe, de Gérald Peloux et d’Anne-Sylvie Homassel.


Retrouvez cette note de lecture et et beaucoup d'autres sur le blog de Charybde ici :
https://charybde2.wordpress.com/2019/06/02/note-de-lecture-un-amour-inhumain-edogawa-ranpo/

MarianneL
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le 2 juin 2019

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