Ecrivain américain, Noir né à Harlem dans les années 20, homosexuel, enfant maltraité par un père adoptif, pasteur de son état, James Baldwin a fui son pays mais non ses identités pour s'exiler en France au mitan des années 40, s'étourdir de bohème et de frivolités parisiennes, tout en bâtissant une œuvre puissante, bouleversante de profondeur, que les frayeurs ou polémiques du temps incitent à lire ou relire, un demi-siècle plus tard.
« Un autre pays » est le récit d'une « « douce anarchie des corps », comme l'écrivait Lawrence Durrell dans le Quatuor d'Alexandrie.
D'abord les corps noirs aux dernières heures de la ségrégation aux Etats- Unis, les corps noirs qui ne le sont pas vraiment, sauf aux yeux des Blancs. Et Bladwin de décliner, non sans jubilation, le nuancier de couleur « des Noirs » au détour de tel ou tel personnage : « miel » , « noir » , « teint plus foncé » , « noir très foncé » , « peau très foncée», « pain d'épice » », « cuivre poussiéreux » et même « « or » . En quelques épithètes, dont les Blancs sont privés, tout est dit !
Il y a là, Rufus, musicien de jazz, Noir, qui crève à petit feu de sa relation passionnée avec une Blanche du Sud qu'il finira par violenter avant de se suicider. Ida, sa sœur révoltée, dont le compagnon, Vivaldo, écrivain non publié, Blanc, confesse : « Jamais elle ne me laisse oublier que je suis Blanc ; jamais elle ne me laisse oublier qu'elle est Noire » . Ida est un personnage inouï de présence, de rêche lucidité et d'actualité.
Dans ce petit monde d'artistes, de musiciens, d'écrivains, de comédiens du Greenwich Village des années 50, le noir est un problème. Pas le Noir. La couleur de la peau. Elle enferme, taraude, tourmente, séduit, préjuge. Elle pèse. Dans les têtes, les cœurs, les désirs. Ainsi de Vivaldo, l'écrivain en attente ou en devenir, qui ne va à la rencontre de prostituées qu'à Harlem, à la recherche de putes noires. Ou de Rufus qui s'étonne d'aimer une Blanche.
Pourtant, dans ce milieu libéral, les corps se mêlent. Vivaldo (Blanc) qui fut un ami proche de Rufus (Noir) tombe amoureux de la sœur de ce dernier, Ida (Noire), laquelle le trompe avec un manager blanc, pendant que Vivaldo termine dans le lit d'Eric (Blanc), qui avait couché jadis avec Rufus (Noir) et attend désormais son petit copain français, Yves (Blanc), qui doit le rejoindre à N-Y, non sans séduire, pour tromper le temps, Cass (Blanche), lassée de son mari Richard (Blanc), écrivain dont le succès la désillusionne : elle n'avait amour que pour les poètes maudits...
« Nous sommes tous des salauds, c'est pour cela que nous avons besoin d'amis » dit l'un des personnages. Pour cette phrase seule, on devrait lire ce livre.
Ce roman, d'une grande intensité psychologique, aux dialogues étourdissants, tricote ensemble des vies, avec une immense empathie et un effet de vérité saisissant. Il n'est pas un personnage qui soit déplaisant. Mais en dépit de leur liberté apparente, tous ploient sous le poids des conventions sociales et de la ségrégation raciale dont Baldwin sait nous dire qu'elles sont aussi un poison dans les têtes. Les têtes des uns et des autres. Les Blancs et les Noirs.
Reste à trouver l'antidote- qui n'est peut-être pas notre culte de l'universalisme abstrait qui donne quelquefois l'impression de préférer les semblables aux égaux.
A lire d'urgence, tant c'est salubre. « Un autre pays » est le vif récit d'une quête pleine de tourments, et à ce jour inachevée. C'est tout le problème de notre temps.