Plus qu’un roman (ou un récit, comme il est indiqué sur la couverture), un Balcon en forêt me fait plutôt penser à un long poème narratif de 250 pages. La force incroyable de l’écriture modèle la réalité, la transforme en quelque chose d’autre, de supérieur.

Nous sommes en 39-40, pendant cette « drôle de guerre » où tout le monde attend le déclenchement d’un conflit qui semble ne pas venir. L’aspirant Grange est envoyé dans une « maison forte », un blockhaus perdu en pleine forêt ardennaise, proche de la frontière belge, où il doit couper la route aux chars véhicules allemands qui se raient coincés là suite à la destruction des routes et des ponts, destruction programmée en cas d’invasion.

Grange se retrouve un peu comme Drogo dans le Désert des Tartares de Buzzati (roman paru seulement quelques années plus tôt), à attendre l’arrivée d’ennemis dont l’existence constitue sa raison d’être (comme le disait Desproges, « Sans ennemi, la guerre est ridicule »). Et, en même temps, l’arrivée de l’ennemi ne pourra que mettre fin à la vie que Grange se construit petit à petit au coeur de la forêt. Une vie de contemplation et d’amour.

C’est là que la splendide écriture de Gacq entre en jeu. Roman sur rien, puisque pendant la majorité de l’oeuvre il ne se déroule rien, Un Balcon en forêt se transforme en un roman sur tout, sur l’essentiel. Le rapport à la nature et au cosmos, le rapport à l’autre, l’attente, la vie.

Gacq donne à son récit d’origine historique une coloration de mythe et de conte. La forêt se transforme en une sorte de jardin d’Eden, de lieu dont l’innocence primitive sera souillée par le conflit. De fait, l’apparition de Mona contribue encore à donner à cette forêt un aspect mystique.

Ce qui frappe chez Mona, c’est son caractère indescriptible. Non seulement Gracq n’en fait pas une description réelle, mais les quelques éléments qu’il fournit se contredisent. Femme-enfant dont il est impossible de déterminer l’âge, elle semble surgie de l’imaginaire de Grange comme si elle n’avait quasiment aucune réalité hors de lui. Son apparition aussi pose question, comme si elle était une émanation de la forêt prenant à peine consistance au fil des pages.

Quant à la guerre elle-même, elle est un peu comme l’ogre des contes : on ne la voit pas, on en entend parler, au loin, comme d’une chose improbable. Et son apparition, presque d’un coup, vient ruiner cette vie insouciante au sein d’une nature préservée. C’est comme une Chute spirituelle, une perte de l’innocence qui va dégrader l’humain et la nature. Et c’est peut-être là l’essence même de la guerre. Car, bien évidemment, Un Balcon en forêt ne parle pas de 1939, il parle de la guerre, de l’homme, de l’amour, de la vie.

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