C'est un fait étonnant, quand on y songe, que chaque être humain constitue pour tous les autres un secret, un mystère insondable. C'est chose impressionnante, quand on entre dans une grande cité, le soir, de se dire que chacune de ces maisons groupées dans l'ombre, chacune des pièces qui la composent, renferme son propre secret, que chacun des cœurs qui battent dans ces cent mille poitrines est, par certaines de ses spéculations, un secret même pour le cœur qui en est le plus proche.
Il y a là un mystère redoutable qui participe de la mort même. Jamais plus je ne pourrai tourner les pages de ce livre que j'aimais, et c'est en vain que j'espère le lire un jour jusqu'au bout. Jamais plus je ne pourrai scruter le fond de cette eau insondable où j'ai aperçu sous l'éclair qui la frappait des trésors enfouis et mille autres choses submergées. Il était écrit que le livre se fermerait pour toujours comme mû par un ressort lorsque je n'en aurait lu qu'une page. Il était écrit qu'une glace éternelle recouvrirait cette eau au moment où la lumière se jouait à sa surface, tandis que, debout sur le rivage, je resterais dans l'ignorance de ses trésors. Mon ami est mort ; mon voisin est mort, ma bien-aimée, la joie de mon âme, est morte ; c'est la confirmation, la perpétuation inexorable du secret qui fut toujours enfoui dans leur âme et que je porterai dans la mienne jusqu'à la fin de mes jours. Y a-t-il dans aucun des cimetières de cette ville où je passe un dormeur plus impénétrable que ses actifs habitants eux-mêmes, dans leur personnalité intime, ne le sont pour moi, ou que je ne le suis moi-même pour eux?
En ce qui concerne cet héritage naturel et inaliénable, notre messager à cheval était aussi bien pourvu que le roi, le premier ministre ou le plus opulent marchand de Londres.
Il en était de même des trois voyageurs enfermés dans l'étroite enceinte de cette vieille diligence cahotante ; chacun constituait pour les deux autres un mystère aussi absolu que s'il avait été dans son propre carrosse à six chevaux, ou même à soixante chevaux, et séparé des autres par toute l'étendue d'un comté.
Y-a-t-il ailleurs aussi belle manière d'introduire les personnages de son conte? De mon humble expérience, non. Toute la création du personnage en littérature (même en Histoire, lorsque celle-ci a commencé dès l'antiquité a flirter avec le roman), toute la création du personnage je disais, réside dans la petite mort exprimée par l'auteur dès qu'il tente de coucher sur papier la psychologie d'un être. C'est même une petite mort rassurante puisqu'elle porte d'ors et déjà en s'évoquant la vocation du texte à se dépasser, à dépasser l'impossibilité de comprendre l'autre, avec une certaine arrogance qui sera toujours la petite jouissance privilégié de l'écrivain.
En présentant les personnages ainsi dans leur diligence hermétique, Dickens prends pour départ la conclusion de La balade de Buster Scrugs, et remonte le fil d'une époque violente, celle des révolutions du 18ème siècle. Une écriture tout en opposition, où les plaisirs éclatent pour retomber aussitôt, où le vin, qui coule par erreur à la bouche des roturiers, laisse vite, après l'ivresse dès qu'on le lèche au sol, le goût du pavé, et de la faim, et d'une menace latente.
Une énorme pièce de vin s'était brisée en tombant dans la rue. L'accident s'était produit comme on déchargeait la voiture ; le tonneau avait roulé jusqu'à terre, les cercles s'étaient rompus et les débris gisaient sur les pavés, juste devant la porte d'une boutique de marchand de vin, éparpillés comme des coquilles de noix.
Tous les gens d' alentours avaient suspendu leurs occupations ou leurs loisirs pour accourir sur les lieux et boire le vin répandu. Les rudes pavés irréguliers, faisant saillie dans toutes les directions comme s'ils n'avaient été mis là, semblait-il, que pour estropier les passants, avaient retenu le vin par petites flaques. Chacune de celle-ci était entourée d'un groupe d'individus plus ou moins nombreux qui se bousculaient. Quelques hommes agenouillés faisaient une écuelle de leurs deux mains jointes et buvaient ou aidaient à boire les femmes qui se penchaient par-dessus leurs épaules, avant que tout le vin eut coulé entre leurs doigts. D'autres, hommes et femmes, plongaient dans les flaques de vin de petits gobelets de terre ébréchés, ou même des foulards que les mères pressaient ensuite dans la bouche des enfants. D'autres encore faisaient de petit talus debout pour arrêter le vin qui s'enfuyait ; ou, guidés par des spectateurs aux fenêtres, couraient dans tous les sens pour arrêter les ruisseaux qui se formaient dans de nouvelles directions. D'autres enfin, s'étant emparés des débris du tonneau imprégné de lie et de boue, les sucaient et les mâchaient avec délices. Il n'était pas besoin de caniveau ou de tuyau pour emporter le vin : non seulement il disparut entièrement, mais tant de boue disparut en même temps qu'on aurait pu croire qu'il y avait un balayeur dans la rue si la présence de ce personnage miraculeux avait été imaginable dans un tel voisinage.
Un bruit perçant d'éclats de rire et de joyeuses voix d'hommes, de femmes et d'enfants retentit dans la rue tant que dura ce jeu. Un peu de rudesse et beaucoup de gaieté caractérisaient le plaisir de ces gens ; il y avait surtout un esprit de camaraderie, une tendance visible chez chacun à se rapprocher d'autrui, tendance qui, chez les plus chanceux ou les plus insouciants, se traduisait par des embrassements folâtres, des souhaits à l'adresse du voisin, des poignées de main, et même des rondes nouées en se donnant la main par douzaines.
Lorsque le vin eut disparu et que les endroits où il avait été le plus abondant eurent été ratissés et ravinés par les doigts des buveurs, ces démonstrations cessèrent aussi subitement qu'elles avaient commencé. Le scieur de bois qui avait laissé sa scie dans la bûche qu'il sciait se remit à l'oeuvre ; la femme qui avait laissé sur le pas d'une porte le petit pot de cendres chaudes où elle essayait de réchauffer ses mains, ses pieds et ceux de son enfant malingre, y retourna de nouveau ; des hommes aux bras nus, aux cheveux sales emmêlés et à la face cadavéreuse, qui avaient surgi de leurs caves à la clarté de ce jour d'hiver, s'éloignèrent pour y redescendre ; et une sombre tristesse s'étendit sur ces lieux où elle semblait plus naturel que le gai soleil.
C'était du vin rouge qui s'était répandu et il avait taché les pavés de cette étroite rue du Faubourg Saint-Antoine ; il avait taché les mains, les figures, les pieds nus et les sabots des gens. Les mains du scieur de bois laissaient des marques rouges sur les bûches, et le front de la femme qui allaitait son bébé était rougi par le haillon qu'elle avait remis autour de sa tête. Ceux qui avaient avidement sucé les douelles rougies du tonneau avaient autour de la bouche ces traces qu'on voit aux gueules des tigres, et un grand farceur, ainsi barbouillé, dont la tête sortait presque entièrement d'un long bonnet de coton malpropre, trempa un doigt dans la fange vineuse et griffonna sur un mur le mot :"Sang".
Un jour devait venir où ce vin-là coulerait sur le pavé des rues, et tâcherait aussi le front et les mains de la plupart des gens qui se trouvaient là.
Sous le vin, les pavés, et sous les pavés la plage, et sous la plage les allers-retours de l'ivresse et de la faim, qui montent et retombent et remontent toujours un peu plus haut chaque fois, si bien que l'homme, comme s'il obéissait à une nature triviale qui le dépasse, se sent chaque jour davantage capable de mordre sans trop y penser, pour rétablir un équilibre abscons, comme on ajuste en pensée sans y penser non plus,
sous le coup du sort nos fantasmes et nos rêves, nos sentiments et nos fétiches.
Dickens trouvera dans cette tendance sociale dont il connaît déjà l'issue, puisqu'il écrit à l'époque victorienne au 19ème siècle, après révolutions, la matière poétique à écrire l'opposition autant que le parallélisme, disons la promiscuité difficile à supporter, de la beauté et de la violence.
La préface du livre :
L'excès n'est pas, dans les romans de Dickens, un concept insolite : on lui aura, au fil des décennies ou des générations, reproché tout autant son excès de sentimentalité que son goût excessif pour la violence, son penchant immodéré pour la rhétorique que la psychologie minimale de ses personnages. Mais Un Conte de deux villes pose l'excès comme ressort même de l'histoire annoncé : il faudra s'en souvenir lorsqu'apparaîtront les scènes les plus insupportables.
[...]
Il s'agira d'une chronique, où s'agiteront des personnages, grands ou infimes, tous cependant manipulés - "sans que personne y prît garde" - par le Destin (lui aussi pourvu d'une capitale initiale). Et c'est ainsi que le lecteur a pu se préparer à écouter le Conte de deux villes.
Le contexte nous prive du McGuffin, nous sommes ancrés. Dans un conte pourtant... le Destin est palpable comme le sont les anges déchus.
La scène est plantée, l'histoire peut commencer... et les images poétiques et tordues vont pleuvoir et nous laisser dubitatifs quand elles ne nous prennent pas aux tripes.
La grève était un désert où les masses d'eau et de pierres se bousculaient mutuellement, la mer faisant ce qu'elle voulait, et ce qu'elle voulait étant de détruire. Elle tempêtait contre la ville, elle tempêtait contre les falaises et sapait la côte, rageusement. L'air, entre les maisons, avait une si forte odeur de poisson qu'on aurait pu croire que les poissons malades y montaient pour qu'on les y trempât, comme les gens malades descendenr à la mer pour s'y tremper.
Quand le repas se fera un peu long et qu'un blanc s'installera, et que même peut-être vous ronchonnerrez parce que les fêtes c'est parfois un peu casse-pieds, vous pourrez vous évader en méditant cette image aussi majestueuse que poisseuse, et insondable...
Joyeux noël à tous !
*manière de dire Père Noël en breton, littéralement "grand-père de l'aurore".