Un crime parfait de David Grann a le même point de départ que le Caméléon du même auteur : un fait divers – ici, c’est en Pologne, un crime gratuit à la Lafcadio (1). Pour faire court, le principal suspect est ici un écrivain, Krystian Bala, dont le roman « sadique, pornographique et morbide » (p. 19), intitulé Amok (2), reprend des éléments troublants du meurtre réellement commis. En l’occurrence, Bala se pique de théories postmodernistes – l’auteur et Dieu sont morts, la réalité est telle qu’on la construit, etc. Le lecteur perspicace de cette brève présentation a déjà une idée des questions que soulèvent de telles enquêtes – la policière et la journalistique.
Dans quelle mesure un roman peut-il devenir une pièce à conviction ? Comment un écrivain réel peut-il être compromis par son alter ego de fiction ? À quel point le réel met-il la théorie à l’épreuve ? Plus particulièrement, la notion de postmodernisme n’est-elle pas qu’une nouvelle sauce faite avec de vieux ingrédients ? Comment aborder, en fin de compte, la notion de responsabilité ? Un crime parfait répond, au moins partiellement, à certaines de ces questions : « Wroblewski [l’enquêteur] savait que les détails du roman ne pouvaient servir de preuves – il eût fallu qu’elles soient corroborées indépendamment. » (p. 42), ou encore « à mesure que le procès avançait et que les preuves l’accablaient, le postmoderniste [Krystian Bala] sonnait de plus en plus comme un empiriste » (p. 68).
Mais, que cela provienne des contraintes liées au format (3), d’un choix de David Grann ou de ses propres limites (4), Un crime parfait ne fait souvent qu’effleurer ces questions ; c’est dommage. Je reproche régulièrement à des œuvres littéraires de ne pas être assez élaguées, mais ce récit l’est trop. Il eût été intéressant de voir l’auteur mener une réflexion plus approfondie – son écriture, toute lapidaire et construite qu’elle soit, n’est pas d’une richesse incroyable –, et même se mouiller un peu.
(1) Dans les Caves du Vatican d’André Gide. Pour d’autres crimes gratuits accomplis par leur auteur pour se sentir un homme, avec naturellement quelques variantes, voir Crime et Châtiment de Dostoïevski ou encore « Le Désir d’être un homme » dans les Contes cruels de Villiers de l’Isle-Adam. – L’amateur d’impostures, quant à lui, pourra lire entre autres l’Adversaire d’Emmanuel Carrère, Une âme perdue de Giovanni Arpino, et quelques romans plus ou moins d’aventures du XIXe siècle (Balzac, Hugo, Dumas…).
(2) Comme chez Zweig, oui.
(3) Le récit a été publié dans deux numéros consécutifs du New Yorker.
(4) On peut apercevoir d’autres limites de David Grann, notamment, dans certaines de ses considérations sur la littérature, qui fleurent parfois bon le raccourci ou l’approximation : beaucoup de choses sont discutables ou doivent être précisées dans une phrase telle que « Si Raskolnikov est, à l’image de Frankenstein, un monstre de la modernité, alors Chris, le protagoniste d’Amok, est un monstre de la postmodernité » (p. 29).