Un homme qui dort est le récit d'un homme qui se détourne du monde. Jeune étudiant, mutique, morose, il se rend compte, un jour, que ce monde trop complexe, trop vaste, n'a pas de place à lui donner. Il rentre chez lui, ferme la porte, coupe son téléphone, décide de ne plus aller étudier, de ne plus parler à personne, de ne plus rien faire du tout.
Le narrateur s'adresse à lui à la deuxième personne. C'est comme s'il le questionnait, comme s'il y avait un dialogue entre eux, comme s'il accordait à cet homme qui dort une présence pour le ramener vers la vie. C'est le même mouvement que chez Koltès dans La nuit juste avant les forêts : quelqu'un parle, l'autre se tait. Mais ici, c'est celui qui se tait que l'on voit.
Toute l'histoire d'Un homme qui dort, c'est celle du langage pour dire la mort du langage, de la chaleur des mots, leur expressivité et leur usage virtuose servant le récit d'un refus - refus du monde, refus de soi, bras tendus vers le vide. C'est par cette troublante mise en scène du précipice que Perec atteint finalement l'essence de la littérature : comment dire ce qui ne peut se dire ? Comment épouser le mouvement radical d'un refus ? La réponse qu'il donne est sublime : ce narrateur qui s'adresse au personnage comme un ami intime est celui qui le ramènera vers la vie, vers la raison du monde. C'est ce « Tu » mystérieux qui l'enjoindra à se retourner sur sa vanité inutile."L'indifférence est inutile, ton refus est inutile, ta neutralité ne veut rien dire".
« Un homme qui dort » devient alors, à sa fin, l'une des plus intenses célébrations de l'humanité que nous ait offert la littérature. Mais il le devient comme une évidence. "Regarde, regarde les !"rappelle le narrateur. La littérature, comme une voix secrète et magique, nous invite avant tout à voir, et nous rappeler qu'il n'y a pas de maître anonyme, d’inaccessible, de neutre, de transparent. Que personne n'a de réponse au monde et que c'est ce qui fait son intérêt. Perec, encore une fois, ne fait rien comme personne. Il fait de la cruauté du monde son allié. Et surtout, il rappelle sa présence, écrasante et sublime, que par pur morbidité, l'homme voudrait voir disparaître et disparaître avec lui. Et par l'expérience de ce vide, factice puisque les mots auront bien réussi à lui résister, c'est bien du côté de la vie que l'écrivain se place, avec ces derniers mots sublimes :
« Non. Tu n'es plus le maître anonyme du monde, celui sur qui l'histoire n'avait pas de prise, celui qui ne sentait pas la pluie tomber, qui ne voyait pas la nuit venir. Tu n'es plus l'inaccessible, le limpide, le transparent. Tu as peur, tu attends. Tu attends, place Clichy, que la pluie cesse de tomber. »