Madame de Kerangal,
Je viens de finir votre livre et pour tout vous dire, je l'ai trouvé d'une très grande beauté.
Je l'ai commencé un soir alors que j'avais une grosse journée derrière moi. Et dès la première page, je l'ai refermé. Pourquoi ? Parce que cette première page - celle qui décrit Paula descendant l'escalier - je l'ai trouvée tellement parfaite dans cette espèce de mimétisme génial entre ce que l'on nomme communément le fond et la forme que je me devais d'attendre d'être plus reposée pour en apprécier toute la splendeur. Car Paula Karst, on la VOIT dévaler les marches : votre phrase mime si magnifiquement ce mouvement, le long d'un escalier en colimaçon - j'ai vu ça comme ça - qu'on sent jusqu'à l'air qu'elle déplace. Elle est là, à portée de main, elle aussi. Quel magnifique portrait de personnage ! Une page et tout y est.
Et le lendemain, je me suis laissée aller au plaisir, à l'éblouissement. J'avais aimé (j'allais dire, comme tout le monde) Réparer les vivants, mais là, Madame de Kerangal, votre écriture a encore gagné en maturité : vos phrases sont amples, rythmées, sensuelles et généreuses. Elles donnent, se donnent, s'offrent à ceux qui comme moi s'en délectent.
Je ne connais guère d'auteurs contemporains qui aient une plume aussi somptueuse que la vôtre. Je relis peu de livres, sauf quelques « classiques » triés sur le volet, mais le vôtre, je l'ai relu, par gourmandise, et je le relirai encore.
Je parle beaucoup de l'écriture - c'est mon dada - mais si vous le voulez, abordons le sujet que vous avez choisi, il vous va si bien...et je dirai plus loin pourquoi…
Vous devez connaître les jeunes adultes pour en parler comme vous le faites, vous exprimez si bien leurs gestes, leurs mimiques, leurs tics et leurs trucs. Combien de fois je me suis exclamée : « c'est vraiment ça ! », reconnaissant les jeunes qui m'entourent au quotidien. J'avoue aussi m'être projetée dans les haussements de sourcil du père découvrant d'un air toujours un peu étonné les nouvelles inventions de sa fille. En effet, Paula, l'héroïne, décide, après avoir tenté quelques expériences post-bac, de se lancer dans des études d'art, enfin plus exactement de copiste : elle veut apprendre à recopier la nature, à peindre des décors en trompe-l'oeil. Créer l'illusion. Reproduire le réel à la perfection de façon à ce que l'oeil se méprenne, fasse fausse route avant de rétablir la vérité. Le marbre cerfontaine, l'écorce du tulipier, l'écaille de la tortue. Paula doit être capable de tout reproduire et il va lui falloir se soumettre à un travail acharné et à une discipline de fer pour atteindre la perfection. En sera-t-elle capable ? Elle s'est inscrite dans une école rue du Métal à Bruxelles et très vite, elle songe à abandonner. Travailler debout pendant des heures en respirant des odeurs de térébenthine : un cauchemar ! C'est son coloc Jonas qui va lui faire comprendre que pour peindre les choses, il ne suffit pas de les voir, il faut les connaître, intimement, les incorporer : « Apprendre à imiter le bois, c'est « faire histoire avec la forêt », « établir une relation », « entrer en rapport ». Il lui faut, pour accéder à l'essence des choses, au coeur de ce qu'elle peint, être sensible à « la vitesse du frêne » à « la mélancolie de l'orme », à « la paresse du saule blanc ». Ce sera pour elle la seule façon d'accéder à ce monde magnifique et de découvrir toute la beauté et la vérité de ce qui est là, à portée de main...
L'art du trompe-l'oeil n'a plus aucun secret pour vous, Madame de Kerangal : vos mots et vos phrases rendent si bien les mouvements, les attitudes, les corps et les matières que l'on s'y tromperait. Vos phrases ont en elles la forme du réel, le rythme du monde et la syntaxe de la vie. Elles nous ont même donné la clef d'un univers auquel nous n'avions pas accès bien qu'il soit là, sous nos yeux. C'est toute la puissance de la littérature, celle de nous permettre de voir, par le biais de la fiction, ce qui est là, près de nous, mais que nous ne voyons pas.
Nous avons besoin qu'un magicien nous ouvre avec ses mots la voie vers ce monde qui est le nôtre.
Merci, Madame de Kerangal, de nous enchanter ainsi !
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