L'urgence de réformer sans l'avis des français
Fin. Arrivé au bout, on se demande si Attali est un authentique homme de gauche ou s’il n’a pas progressivement retourné sa veste au profit du capital, installé dans les hautes sphères d’une finance mondialiste et incontrôlable. Et pourquoi ça ? Parce que prôner la casse du service public en parlant de « réorganisation» pour «mieux travailler» sans jamais mentionner l’accumulation des missions sur un nombre toujours plus réduit de personnes c’est oublier le facteur humain inhérent au socialisme et retomber dans les travers de la technocratie que l’on reproche tant aux écoles qu’il a fréquenté comme l’ENA ou Polytechnique. Et tout ça en précisant déjà que la France est un des pays les plus productifs au monde... Et qu'il faudrait donc accroitre encore une fois cette productivité. Mais où s'arrête l'automatisation de l'être humain ? Là où commence le travail de M. Attali, qui affirme lui-même dans ses conférences n'avoir "jamais travaillé", du moins pas en tant que salarié ?
Quand même, Attali fait plaisir pendant toute une première partie jonchée de pessimisme, où il étale les raisons de la force de la France dans le monde, avec l’exposé de quelques-unes de ses faiblesses, parmi lesquelles la réclusion, par l’absence de capitales portuaires, qui signifieraient que le peuple français est recentré sur lui-même, peu ouvert au monde extérieur, alors même que selon lui la France est un des plus grands exportateurs du continent. Drôle de paradoxe hein ? Tout ça parce que la France n’exporte visiblement pas assez de ses étudiants, et a fortiori pas assez de ses ingénieurs, alors que beaucoup de petits français sont plus ou moins contraints de s’expatrier pour quémander argent et réussite sociale au voisin d’à côté (Belgique, Allemagne, voire plus loin encore, outre-atlantique). Mais Jacques ne souhaite pas une diaspora de l’élite française, au contraire, il souhaite une émigration rapide (1 an ou 2) pour un retour rapide des étudiants, enrichis, au sein de leur mère patrie. Pas bête, en soi, mais encore une fois, c’est occulter les conditions matérielles de la migration : logement, instabilité des relations sociales, besoin de s’enraciner... Qu’il reconnait d’ailleurs à demi-mot en prenant pour exemple une jeune femme qui a appris une langue étrangère grâce à un amour rencontré à l’étranger (grosse promotion d’Erasmus, au passage - comme d’habitude pour promouvoir l’UE j’aurais envie de dire) et qui n'a plus quitté son pays d'adoption, dès lors.
Mais alors pourquoi parler de retour si les expats sont si bien à l’étranger ? Parce qu’il faut faire fonctionner l’économie de la patrie mon bon monsieur (dit Jacques le patriote) ! Ah oui mais alors il faut que ces gens s’installent et créent une famille !? Oui, parce qu'il faut bien pondre les futures têtes pensantes du pays, mais c’est plus compliqué que ça ! Il faut aussi encourager la mobilité géographique ET professionnelle. Oui parce que Jacques semble aimer la précarité, qu’il qualifie de «déloyauté», tant la précarité est aujourd’hui devenue systémique : dans le couple (divorces), au travail (CDD), logements (locations par-ci par-là), la précarité est devenue la norme. Et ce bon môssieur ne semble pas s’en émouvoir, au contraire. Il faudrait que tous ces feignants de fonctionnaires soient mieux contrôlés, encadrés, formés tout au long de la vie ; qu’ils quittent leurs postes désuets, se reforment, et si possible quittent leur lieu de vie, peu importe leur attachement à un cocon qui, supposément, fonde leur bonheur. La stabilité ? Un ustensile péremptoire dans l'existence.
Très bien, ça c’est une partie de son exposé, qui est clairement détaillé en deuxième partie, située à la toute fin du livre, qui (ne) fait (que) 200 pages mais qui pourrait très bien se reposer sur le programme d’actions des toutes dernières (une vingtaine, à tout casser). Le reste est du genre à faire appel au bon sens de chacun, en mobilisant les consciences pour agir au quotidien, individuellement, au profit de la collectivité. En soi ce n’est pas une mauvaise idée, mais c’est faire porter le poids de la responsabilité de la crise et de l’endettement actuel sur les épaules d’une grande majorité qui au fond n’y est pas pour grand-chose. Ce serait parce que les français vivent trop sur leurs acquis et que le gouvernement les imite en procrastinant les réformes que l’on en serait à ce stade ? Oui, selon Jacques. Et cette procrastination lui fait peur, on l’aura compris. Il craint une révolution, qui martèlera au centuple toutes ces réformes qui n’ont pas été assumées au cours de toutes ces années. La révolution serait bien évidemment portée par les partis «populistes», qu’ils soient d’extrême droite ou gauche, sans distinction particulière (ahlala, la ramène pas sur le supposé "tous pourris" de Chouard quand tu fais une analyse politique aussi grossière)...
Il faudrait donc réformer dans l’urgence, d’où ces «urgences françaises», qui auraient dû être mises en place dans l’année suivant la publication de l’ouvrage (juin 2013). Raté ? Non, c’est en cours. Il suffit de lire certaines phrases pour s’en rendre compte. Les fusions territoriales ? Elles sont ici, noir sur blanc. La cure d’amaigrissement des chambres consulaires, ici, évoquées subrepticement avec beaucoup de brouillard pour bien enfumer. Mais comme il l’affirme, beaucoup de ses propositions ne sont pas (encore) mises en place, car elles paraissent trop radicales. Pas assez sociales peut-être ? Même l’UMP a dû édulcorer certaines propositions (démago on) lors de l’ère Sarkozy.
Au final, je suis partagé. Je vois la nécessité des réformes, qui pourraient être utiles aux chômeurs qui manquent de qualifications. L’idée d’intégrer des formations rémunérées à la recherche d’emploi n’est pas une mauvaise idée, encore faudrait-il préciser dans quelles conditions (financières et logistiques) et contraintes (fin de droit, mobilité...) ces formations seraient prodiguées et pour quels métiers... Redéfinir le rapport au travail est également une bonne idée, mais il semble que Jacques ne le voit que sous l’angle de l’accomplissement personnel par la création d’entreprise, qui pourrait être facilitée par des aides multiples de l’État et des collectivités. Mais tout le monde aurait-il nécessairement envie d'entreprendre, et tout le monde doit-il créer de sa propre initiative, de manière isolée ? Qu'en est-il des nombreux auto-entrepreneurs « crève-la-faim » qui ont pris le pari de s'émanciper du salariat mais surtout qui ont entrepris par nécessité, et qui ne récoltent aujourd'hui que de maigres fruits ?
Sa propension à vouloir de l’emploi et de la croissance partout interroge sur sa volonté de sauvegarder les universités. A demi-mot, il les veut plus faibles. Indépendantes, c’est sûr. Cela permettrait selon lui de concurrencer les grandes écoles. Mais il voudrait aussi que les formations soient plus professionnalisantes, après une première année pluridisciplinaire constituée de cours en mineurs et majeurs. Pas une mauvaise idée en soi pour éviter l’échec en première année, mais pourquoi professionnaliser aussi vite des étudiants qui pour certains voudraient faire de longues études comme ce grand Jacques, sans forcément avoir le flouze et/ou la bonne approche de l’apprentissage pour réussir à l’école et directement entrer dans les grandes écoles ? Il dénonce la reproduction des élites et l’immobilisme de l’ascenseur social mais se fait le chantre d’une prolétarisation de l’université (déjà fort bien amorcée) à grands coups de formations «utiles» (réclamées par des étudiants parfois désespérés de devoir se farcir des cours à la théorie écœurante). Espoir et illusion de l'égalité des chances : si les fils de profs réussissent bien dans le primaire et le secondaire, ils réussissent moins bien dans le supérieur. D’accord, mais sur quoi est basé le ticket d’entrée pour l’accès aux meilleures formations supérieures, hein ? Alors ça revient à dire qu’en grande majorité seuls les fils de cadres (sup) et les fils de profs peuvent accéder aux meilleures formations. Et ça Jacques le sait bien, c'est son côté socialiste de la première partie.
On peut donc comprendre que le programme du frère Jacques ne peut être appliqué dans sa totalité, mais qu’il peut être utile à un État qui craint pour son ratio dette/PIB, et pour des chefs d’entreprise qui n’attendent que la croissance et l’inflation, réclamée à corps et à cris pour créer des emplois, pour reprendre du souffle. Reste que le petit jeune qui rêve d’un monde meilleur où tout ne serait pas affaire de croissance et de rentabilité, où tout ne serait pas quantitatif mais où le qualitatif primerait sur les enjeux monétaires en a pour ses frais... Ah, triste université qui colle des rêves irréalisables plein les neurones... Mais après tout, qu'a-t-on à faire de son avis ? Le référendum est à peine effleuré dans ce bouquin et avec un seul caractère optionnel. Alors, vous savez, la plèbe figée les deux pieds dans la merde, moi, c'que j'en pense du haut de mon piédestal...