Au cinéaste qui chercherait quelque western à parodier, ce premier récit des Scènes de la vie de province offre une remarquable scène d’ouverture : Minoret-Levrault, le maître de poste de la petite ville attend sa diligence, qui est en retard. Au même instant, « par un effet du hasard, qui se permet tout » ici comme ailleurs (p. 808 en « Pléiade »), le vieux docteur Minoret et sa jeune filleule / nièce / pupille (tout cela à la fois) Ursule vont à la messe.
Comme nous sommes en province, cette sortie donne lieu à commentaires et à suppositions de la part des autres personnages. Comme nous ne sommes pas dans un western, mais chez Balzac, elle amène quelques dizaines de pages d’explications, au terme desquelles il apparaît qu’il sera question d’une succession. Les méchants, pour qui « le décès du vieillard avait l’attrait d’un problème » (p. 909), chercheront à capter l’héritage que le docteur destine à Ursule.
Dans leur camp, trois figures se détachent : Minoret-Levrault, donc, « espèce d’éléphant sans trompe et sans intelligence » (p. 772), ce qui le rend un peu moins dangereux – même si « On a toujours assez d’esprit pour concevoir une lésion d’intérêts » (p. 802). Sa femme Zélie, le vrai cerveau des opérations, est une sorte de virago tyrannique dont l’étude suffirait à consolider l’image d’un Balzac misogyne. Quant au bien nommé Goupil, roux comme il se doit, « qui jouait dans Nemours le rôle du Méphistophélès de Faust » (p. 777), il est le manipulateur « seul capable de conduire une œuvre qui côtoyait le Code pénal sans tomber dans le précipice d’aucun article » (p. 949). Du côté des gentils : Ursule, donc, sorte d’oie blanche aussi dévote que son parrain / oncle / tuteur, en tant que représentant des Lumières, est athée (1), le docteur Minoret, modèle de dignité, de bon sens et d’honnêteté (2) et l’abbé Chaperon, étonnant ami du vieil encyclopédiste (3).
Entre les deux, quelques personnages secondaires : Désiré, le petit crevé fils de la virago ; la vieille Mme de Kergarouët, rancie dans son aristocratisme poussiéreux, et son fils Savinien, qui aime Ursule et qu’Ursule aime ; le juge de paix Bongrand, « figure moins blême que blêmie où les affaires, les mécomptes, le dégoût ont laissé leurs empreintes » (p. 797)…
Comme souvent chez Balzac, un événement met en branle le mécanisme qui met ces caractères aux prises les uns avec les autres. Le hic, c’est que les personnages d’Ursule Mirouët ne sont pas des plus réussis. Monolithiques jusque dans leurs paradoxes, ce sont des personnages de mélodrame – jusque dans la rédemption ou la chute finales de certains d’entre eux. Aucun n’a la complexité de Rastignac ou de Vautrin, ni même d’un Gobseck, d’un Derville, d’un Chabert ou d’un Grandet.
Ursule Mirouët est un mélodrame jusque dans le style : « L’ancien maître de poste, en entendant le détail des deux allumettes qui s’étaient éteintes sans s’allumer, sentit ses cheveux frétillant dans leur cuir chevelu. » (p. 964) et dans les dialogues : « “Croyez-vous aux revenants ? dit Zélie au curé. / – Croyez-vous aux revenus ? répondit le prêtre en souriant. » (p. 976).
« S’il faut appliquer les lois de la Scène au Récit, l’arrivée de Savinien, en introduisant à Nemours le seul personnage qui manquât encore à ceux qui doivent être en présence dans ce petit drame, termine ici l’exposition » (p. 883) : est-ce parce que c’est un mélodrame que Balzac signale ainsi régulièrement que sa fiction est une fiction ? « Situation étrange et bizarre, vers laquelle tous les événements antérieurs avaient marché, qu’ils avaient préparée et à laquelle ils servent de préface » (p. 933) : voilà pour le lecteur qui n’aurait toujours pas compris…
On retrouve en tout cas dans Ursule Mirouët les considérations générales dont l’auteur aime à truffer sa Comédie humaine : « Le lacis de la noblesse embrassé par le lacis de la bourgeoisie, cet antagonisme de deux sangs protégés, l’un par des institutions immobiles, l’autre par l’active patience du travail et par la ruse du commerce, a produit la révolution de 1789. Les deux sangs presque réunis se trouvent aujourd’hui face à face avec des collatéraux sans héritage. Que feront-ils ? Notre avenir politique est gros de la réponse. » (p. 783-784), voilà qui dépasse un peu des bords du roman…
Le récit a certes le mérite de brouiller les frontières entre le Balzac réaliste et le Balzac fantastique, puisqu’il est question d’apparitions en rêve et de magnétisme. Mais peut-être eût-il mieux valu en faire une nouvelle.
(1) Puisque chez Balzac, « le déiste est un athée sous bénéfice d’inventaire » (p. 805)…
(2) C’est peut-être une différence entre la province balzacienne et la province telle qu’un Chabrol, par exemple, la met en scène : chez Balzac, des apparences d’honnêteté ne dissimulent pas forcément des abîmes de noirceur.
(3) « Ils [l’abbé Chaperon et le docteur Minoret] haïssaient l’un et l’autre leurs opinions, mais ils estimaient leurs caractères. » (p. 792).