V
7.7
V

livre de Thomas Pynchon (1963)

V.
C'est sans aucun doute une folie furieuse de prétendre vouloir écrire une critique de ce roman.
D'ailleurs, c'est sans doute déjà une folie de vouloir lire ce roman. Et pourtant, après des premières pages un peu difficiles, où je tentais de nager à contre-courant, j'ai finalement accepté de me laisser emporter par le torrent. De temps en temps, j'avais la tête sous l'eau, j'ai bu un peu la tasse, mais le résultat est exceptionnel.
Dire que V. est un chef d’œuvre serait... inadéquat. V. est avant tout une expérience de lecteur. Je comprends parfaitement ceux qui abandonnent, qui ont tenté mais chez lesquels la greffe n'a pas pris. V. se mérite. Il faut se dépouiller de toutes ses expériences de lectures précédentes et se laisser emporter parmi les innombrables personnages, les flash-backs, les considérations politiques, physiques, médicales, les scènes de beuveries, de 1899 à 1956, d'Alexandrie à New-York en passant par Paris et l'Afrique du Sud, les changements de points de vue, les chansons, les mystères entourés d'énigmes, les voyages grandioses ou les périples ridicules, la chirurgie esthétique, la chasse aux alligators dans les égouts de New-York, l'espionnage international, les bombardements qui détruisent Malte, un dentier, des alligators, une danseuse, un journal intime, des "sférics", des rats catholiques, un pays perdu, le tout (et tant d'autres choses encore) avec une culture inépuisable, un talent d'écriture rare et une façon unique d'alterner tous les genres possibles, du roman d'aventures au drame métaphysique, du polar au traité chirurgical, de Tristram Shandy à Sur la route en passant par Ulysse.
Vaine folie que de se croire capable d'expliquer un tel roman. Toute tentative pour extirper quelque chose, pour mettre en forme cette masse, est forcément vouée à l'échec. On ne peut que mentionner et survoler, que dire à quel point sa lecture fut un plaisir de chaque instant (malgré les difficultés parfois), comment ce livre est littéralement imprévisible car Pynchon brouille tellement les cartes du roman traditionnel qu'il est strictement impossible de savoir de quoi sera faite la page suivante.

On peut, bien entendu, parler de la réification, de la chosification, de ce processus qui, tout au long du roman, transforme inexorablement les personnages en objets, depuis Profane (qui est un yo-yo) jusqu'à Fausto Maijstral III et sa "non-humanité". Une "chosification" qui prend des allures d'apocalypse (dans les deux sens du terme : c'est une révélation, mais c'est aussi une annonce de la fin de l'humanité, de la fin du monde). Car le roman lorgne aussi du côté plus sombre du chaos, de la fin de la vie, de toute vie. Certaines pages sont assez terribles, dans ce sens.
"La décadence, c'est le détachement de ce qui est humain. Et plus nous nous affaiblissons, moins nous sommes humains. Étant moins humain, nous attribuons notre humanité perdue à des objets inanimés et à des théories abstraites."

On pourrait alors mentionner la place à part de la religion, parfois ridiculisée (comme ce prêtre qui évangélise les rats des égouts new-yorkais) et parfois plus sérieuse, comme ce mauvais Prêtre des rues de la valette.
On pourrait parler de l'humour du roman, du portrait fait d'une sorte de Beat generation, des fêtes constantes, du jazz, du sexe libéré et de l'alcool abusé.
Mais tenter d'expliquer ce roman, c'est comme réduire une voilure ou construire un barrage qui va assagir le cours d'un fleuve. C'est très réducteur. Et rien ne pourra jamais donner la moindre idée du foisonnement baroque de ce roman-fleuve.
Alors, place à Pynchon.

"La soirée avait lieu du côté de Maryland. Profane trouva, dans l'assistance, un échappé de l’île du Diable qui se rendait à l'université de Vassar, sous le pseudonyme de Maynard Basilisk, pour y enseigner l'apiculture ; un inventeur qui fêtait son soixante-douzième rejet du Bureau des Brevets des Etats-Unis d'Amérique, cette fois, pour un projet de bordel à distribution automatique, fonctionnant dans les gares et aux arrêts de car, et dont il expliquait le principe à l'aide de plans et à grand renfort de gestes à un groupe de tyrosemiophiles (collectionneurs d'étiquettes de fromages français) que Iago avait kidnappés au beau milieu de leur congrès annuel ; une douce personne, spécialisée dans la pathologie des plantes, originaire de l'île de Man, remarquable par le fait qu'elle était la seule monoglotte mannoise du monde et qui, en conséquence, n'adressait la parole à personne ; un musicologue en chômage, nommé Pétard, qui consacrait sa vie à la recherche du Concerto pour mirliton de Vivaldi, dont l'existence lui avait été révélée par un certain Quasimodeo, ancien fonctionnaire du régime mussolinien, maintenant fin saoul et couché sous le piano, personnage qui non seulement était au courant du vol de la partition, perpétré dans un monastère par quelques mélomanes fascistes, mais qui avait même entendu une vingtaine de mesures du mouvement lento que Pétard, tout en circulant parmi l'assistance, modulait, de temps en temps, sur un mirliton en plastique ; plus d'autres personnalités intéressantes."

"Je suis le ragtime et le tango ; le sansérif, la géométrie pure. Je suis le fouet en cheveux de vierge et les entraves astucieusement fignolées d'une passion décadente. je suis toutes les gares solitaires de chemin de fer, dans toutes les capitales d'Europe. Je suis la rue, les bâtiments publics sans fantaisie ; le café dansant, le mannequin automate, le saxophone de jazz ; la coiffure de la dame touriste, les seins de caoutchouc du pédé, la pendulette de voyage qui toujours donne la mauvaise heure et carillonne sur des tons différents. je suis le palmier mort ; les vernis du danseur nègre ; la fontaine tarie après la saison touriste. Je suis tous les attributs de la nuit."
SanFelice

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