Victoire
8.3
Victoire

livre de Joseph Conrad (1915)

Il est frappant, dans un roman si profondément insulaire, dont l'action se déroule dans un espace si étriqué, dont les personnages sont si terriblement isolés - il est frappant de voir à quel point l'oeuvre de Conrad peut se résumer en termes de trajectoires.

Trajectoires hasardeuses, certains diront destinées, trajectoires non voulues, trajectoires parfois même absurdes - mais trajectoires toujours salvatrices. La première de celles-ci, entre Heyst et Morrison, en est d'ailleurs l'exemple typique - et il en faut peu pour que Morrison se mette à genoux, remerciant la divine destinée et son nouvel ange gardien.
Roman de trajectoires donc, de rencontres débouchant sur une complétude presque saugrenue entre les personnages - car au fond, rien ne pouvait prédestiner des personnages si isolationnistes, si marqués par le fer rouge de la solitude, par la déception de leurs contacts avec l'humanité à suivre une trajectoire commune, et ceci après une décision si rapide qu'elle frôle l'absurde. Car si l'on peut dresser un certain parallèle entre les deux relations centrales de l'oeuvre conradienne, à savoir celle entre Heyst et Lena et celle entre Jones et Ricardo, un des points centraux de ce rapprochement est la soudaineté de leur rapprochement et de leur association - presque sans paroles, sans raisons. Les scènes de rencontre sont d'ailleurs les plus puissantes du roman, tellement qu'on y revient deux, trois fois pour y admirer encore une fois la beauté de la langue de Conrad, son usage des gestes et des regards plutôt que les mots pour exprimer la confiance, la chaleur qui s'instaure entre les personnages.
Comme si ceux-ci ne pouvaient faire autrement que se rapprocher, comme si l'homme, même ancré dans les certitudes d'une destinée solitaire, ne pouvait qu'irrémédiablement se rapprocher d'une présence extérieure - pas seulement pour échanger, mais pour vivre, tout simplement. Ainsi s’adressera Lena à Heyst en lui disant que sans lui, sans sa présence, personne n'aurait aucune preuve de son existence ; et elle-même se mettrait à en douter.
Première oeuvre de Conrad que j'ai l'occasion de lire, et déjà j'ai l'impression de toucher à une des plus personnelles de l'auteur - car derrière cette galerie de personnages, on sent le cœur d'un homme blessé par ses contacts avec les hommes ; mais on sent un espoir indestructible, presque catholique, en l'existence d'un lien indestructible entre ceux-ci.

La Victoire de Lena à la fin de l'oeuvre sera également celle de Conrad : celle du triomphe de l'Amour sur un corps et une âme vaincus, celle du triomphe du lien sur les affres de la solitude. Une Victoire sans traces, à l'image de la scène finale ; une Victoire presque oubliée, seulement susurrée comme l'on raconte une anecdote entre deux verres - mais une Victoire qui a le mérite d'exister, et de prouver son point. Et de permettre d'espérer.
Mingus
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Créée

le 21 oct. 2013

Modifiée

le 21 oct. 2013

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