Le récit du vieillard stupide
C'est la nouvelle la plus atypique de l'oeuvre de Zweig, l'une des plus méconnues, aussi : ce spécialiste du récit enchâssé, cet esthète de la nouvelle psychologique s'essaie, dans le recueil "Le chandelier enterré", au genre plus exotique - et plus riche de sens parfois - du récit mythologique. Après "Rachel contre Dieu" et "Le chandelier enterré", basés sur la religion juive, c'est au tour de l'hindouisme de passer sur le billot, avec la courte histoire de Virata, grand général au service d'un roi dont on ne connaîtra jamais le nom, une histoire inspirée de la Bhagavad-Gîtâ, un des récits majeurs de l'hindouisme.
Virata est un homme juste, qui, après avoir maté une rébellion pour le service de son souverain, s'en revient au pays auréolé de gloire mais l'âme lourde : sans s'en rendre compte sur le moment, en éliminant les chefs de la révolte il a égorgé son propre frère, et dés lors il va sans cesse se remettre en question, cherchant, angoissé, à vivre de son mieux dans le respect des principes qui font pour lui un homme juste.
"Virata" pourrait être vu comme un récit d'initiation mystique classique, une sorte d'exercices spirituels, avec la quête pour devenir un homme sans péché... mais à chaque fois que Virata pense avoir trouvé le chemin de vie idéal, un évènement tragique ou une prise de conscience, le pousse à changer sa manière de faire, et, toujours plus angoissé, jamais satisfait, Virata va lentement descendre tous les échelons de la société pour tenter de trouver une façon de vivre fidèle à ses principes.
Virata est à première vue l'archétype fade du vieux sage hindou, un des ces insupportables bonshommes qui ne tueraient jamais un moustique et qui répondent aux pires insultes avec un sourire compatissant, mais le traitement que lui réserve Zweig est beaucoup plus réjouissant, car le conte qui commençait comme le récit de la vie d'un modèle à suivre se conclut par une ironique leçon : l'homme souffre, et quelle que soit sa façon de penser ou d'agir, toujours et encore le mal, la souffrance et la mort le suivront comme son ombre; ce n'est qu'à la toute fin de l'histoire que l'on comprend le sens de l'histoire de Virata : celle d'un fou dont la quête de perfection n'était, en fin de compte, qu'une formidable et éternelle illusion.