J'ai lu ce livre avec beaucoup de colère. Ça partait déjà mal, dès le début du livre : Mathilde Ramadier clame écrire le premier livre français sur la bisexualité féminine, en ayant interrogé au sujet de leurs attirances romantiques et sexuelles une cinquantaine de femmes... qui en majorité ne se déclarent pas bisexuelles. Que dire... ? Alors, autant, je comprends parce qu'une des caractéristiques de cette orientation sexuelle, c'est son invisibilisation, sa dimension indicible, les résistances multiples qu'elle rencontre auprès des concerné·es, des hétérosexuel·les et des homosexuel·les ; il est donc logique qu'on puisse supposer que des personnes seraient bi sans s'étiqueter telles ; mais comment peut-on prétendre mener un projet qui se tient dans ces conditions ? Comment peut-on prétendre définir pour les personnes leur orientation, leur identité sexuelle, à leur place ? Surtout quand on revendique d'inviter à "vivre fluide" ? C'est d'autant plus contradictoire que l'autrice - visiblement hétéroromantique et bisexuelle, en couple hétéronormé ; je ne souhaite critiquer la légitimité de personne mais force est de constater que l'autrice dit explicitement dans le livre qu'elle ne s'identifie pas vraiment comme bisexuelle... - critique les "étiquettes" et clame que quand on est une personnalité publique femme bi faisant son coming out bi, on "dessert la cause". (Je pense que toute personne utilisant cette expression devrait immédiatement arrêter de parler.) Donc, bisexualité = fluidité ? C'est mignon, mais le livre a du mal à tenir cet équilibre impossible entre "mettre des mots" et "refuser les mots". Par ailleurs, dès la première page de son prologue, la journaliste montre sa méconnaissance absolue du lexique queer, en parlant de personnes "transsexuelles" au lieu de "transgenres" ; avant, quelques pages plus loin, de désigner comme "intersexualité" l'intersexuation... C'est un énorme problème. Bref : ça partait vraiment mal.


Les problèmes majeurs de ce livre sont les suivants :

- L'autrice se contredit constamment : par exemple, en critiquant les personnalités publiques bi qui sont en couple avec un homme (qui feraient ainsi du "queerbaiting"), mais en affirmant qu'on s'est "émancipée de l'hétérosexualité" quand on a admis son désir pour les femmes tout en vivant dans une relation hétérosexuelle. Ce n'est pas que je ne veux pas, mais juste, il faudrait savoir. Cet exemple n'est qu'un exemple parmi de nombreux autres, qui m'ont fait réagir avec stupeur et verbaliser mon incompréhension bien trop souvent.


- L'autrice construit un propos extrêmement confus : les témoignages de femmes ou minorités de genre (cela dit, aucune personne trans dans les personnes interrogées) se mélangent avec des éléments historico-psychanalytiques sur la bisexualité, qui se mélangent avec les réflexions de l'autrice elle-même, qui se mélangent avec des pages de biographie juxtaposées les unes aux autres sans aucune logique et à n'en plus finir sur des artistes femmes possiblement (parce que ce n'est pas toujours franchement indubitable) bisexuelles... Le tout dans un joyeux bazar qui semble ne suivre aucune direction, aucun fil conducteur clair, et qui ne répond pas au titre annoncé de la section.


- L'autrice manque énormément de rigueur dans l'élaboration de ses thèses : l'ouvrage est en grande partie une compilation de théories diverses et de citations foutues ensemble et revisitées avec des métaphores poétiques par l'autrice, visiblement dans le but de masquer le peu de rigueur de sa pensée philosophique. Les argumentaires, ainsi, empruntés à d'autres, ne mènent pas tellement souvent à la conséquence logique à laquelle l'autrice devrait aboutir si elle maniait convenablement ses syllogismes.


- L'autrice passe son temps à parler de désirs et de pratiques saphiques pour expliquer à quel point c'est libérateur d'oser assumer et pratiquer entre femmes, mais ne parle jamais des hommes dans cette histoire, ou jamais assez : en fait, elle prétend que la bisexualité serait libératrice, en évacuant après y être enfin brièvement venue dans son dernier chapitre seulement (!) les problématiques du couple hétéropatriarcal notamment dans l'espace domestique et dans l'espace sexuel, alors que ce qui apparaît comme libérateur dans les discours rapportés des personnes interrogées, c'est non pas de continuer à relationner avec des hommes, mais de relationner avec des femmes... Donc, stricto sensu, ce n'est pas tellement la bisexualité qui est libératrice, si ? Ne serait-ce plutôt pas le lesbianisme ? Il y a constamment dans son discours une confusion entre le désir et la pratique : en quoi s'émancipe-t-on d'un système de domination uniquement par la pensée ? Je suis désolée, mais je trouve donc cette invitation à "vivre fluide" extrêmement limitante et extrêmement biaisée, car si l'on suit bien le raisonnement, ce qui peut libérer, c'est de relationner avec des femmes quand on est une femme, par exemple à travers le polyamour (puisque ce sujet est aussi abordé dans ce dernier chapitre, bien que je ne voie pas spécialement le rapport). Ce n'est donc pas d'être bisexuelle dans sa tête, dans un désir théorique... En fait, on dirait que Mathilde Ramadier veut à tout prix maintenir la légitimité du couple avec un homme, mais sans vraiment le justifier, sans en tirer de conséquences après l'avoir vite fait problématisé, et sans avoir bien expliqué en quoi c'était un facteur d'émancipation.


On aura je pense compris que je ne partage absolument pas ce point de vue : je peux me définir, moi-même, comme bisexuelle (la fameuse difficulté à s'identifier comme bi dont j'ai parlé plus haut, elle me touche en premier chef, c'est un choix conscient), mais en revanche j'ai tiré des conséquences opposées aux siennes en faisant mon coming out : je pense que relationner avec des hommes, sans rester dans un système de domination, aujourd'hui, n'est matériellement pas possible. En gros, son raisonnement c'est de dire : "Les lesbiennes sont un peu extrêmes, parce que quand même, y en a des biens !" Mais à quoi ça avance de dire "Not all men" ? Ok, not all men, et après, on fait quoi ? La préférence individuelle d'une personne, l'envie de relationner avec des hommes, je l'ai eue, je la comprends, je l'entends ; mais on ne peut pas faire un livre qui dialogue en permanence avec la pensée lesbienne pour s'en revendiquer et pour en montrer les limites (car Wittig, Adrienne Rich, etc., sont citées constamment), et quitter toute perspective politique à la fin en se contentant de "Meh, ils sont gentils des fois". Pour ma part, je ne suis en tout cas clairement pas convaincue. Ou alors, il faut évoquer clairement la thèse de la négociation avec le système, la revendiquer, la motiver : mais l'incapacité de l'autrice à le faire ne fait, à mon avis, que traduire son déficit argumentatif.


Si on veut simplement une somme qui fait un état de l'art de la bisexualité en Europe (parce que ce texte ne quitte d'ailleurs quasiment jamais un point de vue cisgenre, blanc, bourgeois, qui a failli quelquefois me faire me manger les mains d'agacement, par exemple lorsque l'autrice prétend que "les jeunes sont plus ouvert·es aujourd'hui", affirmation extrêmement discutable, simpliste, et située), peut-être qu'on sera satisfait·es en lisant ce livre ; en effet, j'ai appris des choses, ça m'a donné des idées de films à voir et de livres à lire. Certains sujets importants ont été traités, bien que sans grande innovation. Toutefois, si l'on veut une vraie proposition théorique et critique, avec une perspective politique ferme qui intègre avec solidité les divers rapports de domination sociaux, qui parle de conditions matérielles d'existence en hétéronormie, on risque d'être déçu·e. La question annoncée par la quatrième de couverture, "Et si se dessinait là un nouvel horizon pour le féminisme ?" ne trouvera jamais de réponse dans le livre. A aucun moment la bisexualité/fluidité n'est mise en corrélation avec le féminisme par l'autrice de manière un tant soit peu concrète. Le mot de féminisme est par ailleurs quasiment absent. De manière générale, les questions posées n'ont jamais de réponse, par exemple la question du "Comment militer en tant que bi ?" : j'aurais bien aimé le savoir, mais la question est posée, un vague témoignage est donné, et hop, par magie, on change de sujet dans le paragraphe suivant. Autre élément annoncé en quatrième de couverture et qui ne trouvera jamais d'explicitation : la bisexualité serait "le versant anarchiste de la sexualité". Jamais cela ne sera ni défini, ni théorisé un peu sérieusement. Habituellement, c'est plutôt le polyamour, évoqué ci-dessus, qui est ainsi qualifié... et cela semble faire facilement sens, puisque le polyamour bouleverse la structure du couple traditionnel normé ; si l'on veut appliquer ça à la bisexualité, qui donc selon l'autrice ne bouleverse pas forcément grand-chose dans les faits, il faut le justifier...


J'ai refermé ce livre avec la sensation que l'hommage rendu à la bisexualité était ici bien pauvre : je lance un appel, car je pense que les personnes bisexuelles méritent quelque chose de remanié, de plus abouti, avec de vraies réponses, une vraie structure, qui soit un vrai manifeste pour la bisexualité. J'aurais voulu être convaincue et retournée, et malheureusement, ce livre me conforte dans ma propre certitude que c'est impossible, que la bisexualité n'est guère un horizon pour le féminisme, alors que je crois que des débats passionnants pourraient naître. En fait, Vivre fluide sonne creux, car il ne défend pas grand-chose. Quel dommage.


PS : Sexe Intentions n'est pas un "navet sexiste". 1) Lisez Les Liaisons dangereuses ; 2) le passage du livre d'où cette citation est tirée, pourtant bien intentionné, fait des raccourcis voire tout simplement des interprétations fausses. C'était la goutte d'eau.

Eggdoll
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le 24 août 2024

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