« C’est-à-dire que je suis à l’inverse des jeunes gens, vous savez, qui touchent à tout et qui ne finissent rien. C’est le grand travers de la jeunesse. Paraît qu’elle est dégoutante. Je touche à beaucoup de choses mais les choses que je touche, je les finis. ». Voici ce qu’affirmait Louis-Ferdinand Céline en 1958 lors d’un entretien avec André Parinaud. Comment en douter ?
Voyage au bout de la nuit est publié en 1932 suscitant de nombreuses critiques, des réactions vives, déconcertées voire scandalisées. Néanmoins, le roman reçoit le prix Renaudot après avoir manqué de peu le Goncourt. Le fil rouge de cette œuvre, c’est Ferdinand Bardamu, un jeune parisien, qui s’enrôle impulsivement dans l’armée à l’aube de la première guerre mondiale, et nous emmène avec lui, toujours un peu plus loin dans la misère, la déchéance, le rien.
L’auteur choque les esprits par un pessimisme affiché, revendiqué menant à un sinistre constat sur la condition humaine. Céline s’exprime sans honte, sans pudeur, sans retenue. Chaque page est à la mesure de ce que l’on peut attendre d’une œuvre littéraire. Voyage au bout de la nuit, c’est de la lâcheté, de la violence, du cynisme, c’est l’homme dans tout ce qu’il a de plus complexe mais c'est surtout un livre un peu dangereux pour ceux qui ont du talent pour la mélancolie. Céline ne ménage personne, même pas lui-même dont le passé rappelle étrangement celui du protagoniste. Ainsi, il part en croisade contre la patrie, le capitalisme, la guerre et crache aux visages des coloniaux, des miséreux et des imbéciles.
Le roman est un ravissement lexical, une redécouverte de l’écriture, un ovni syntaxique qui ferait passer les plus grands pour des amateurs. Céline, qui pour un roman de 400 pages en écrivait plus de 7000, maîtrise toutes les subtilités de la langue et les utilise à son avantage. On se perdrait presque devant tant d’ingéniosité. Notons pêle-mêle : les néologismes qui, une fois découverts, semblaient manquer depuis toujours, les scissions de noms propres en noms communs, la réappropriation des codes grammaticaux, la ponctuation détournée, les nombreuses structures emphatiques, les phrases surchargées, les verbes transitifs directs utilisés de façon indirecte ou l’inverse, etc.
Enfin, Voyage au bout de la nuit relève d’un paradoxe, faisant du beau avec du laid. Formidable grammaire de la littérature, véritable œuvre engagée, passionnante et incontournable, pointant du doigt les plus amères réalités.
« La grande fatigue de l'existence humaine n'est peut-être en somme que cet énorme mal qu'on se donne pour demeurer vingt ans, quarante ans, davantage, raisonnable, pour ne pas être simplement, profondément soi-même, c'est-à-dire immonde, atroce, absurde. Cauchemar d'avoir à présenter toujours comme un petit idéal universel, surhomme du matin au soir, le sous-homme claudicant qu'on nous a donné. »
(Voyage au bout de la nuit, p.418, Folio n°28)