Il m'a fatigué le Céline, et même vraiment mis le moral dans les chaussettes. J'avais toujours eu un peu de mal à entrer dedans, à m'y mettre : j'ai cette fois pris les choses en main et je me le suis fait sérieusement d'une traite, ce voyage... On targue souvent Zola d'être glauquissime, mais on oublie trop souvent Céline. C'est pathétiquement triste, sordide presque toujours. Si la folie et la mort rôdent ici et là, le cynisme, lui (bien que parfois teinté d'un humanisme discret), ne quitte jamais les pages.


Ce Voyage est un ravissement syntaxique. Car étonnamment, ce n'est pas tant au niveau du lexique (ce que je croyais encore jusqu'à aujourd'hui) que de la syntaxe que s'opère l'alchimie du style de Céline. On trouve bien un ou deux (h)apax par moment, ou des néologismes géniaux, comme certains verbes ou certains adverbes, fameux. Mais c'est surtout cette grande connaissance de la grammaire, cette maîtrise fine de la langue qui permet au récit de prendre corps, de devenir vivant, et par là même d'interroger notre langue : on ne compte plus les structures emphatiques par milliers, oralisées, les datifs lexicaux et éthiques à tout va, les appositions pronominales surchargeant les phrases, les présentatifs en veux-tu en voilà, les verbes transitifs directs utilisés de manière indirecte, ou intransitifs utilisés de manière transitive, les pronoms adverbiaux en surcharge, les scissions de noms propres en noms communs, les réarrangements communicatifs, etc.


Chaque page, chaque phrase y va de sa petite idée géniale et s'aventure sur les terrains de la poésie en prose. Cette violence faite à la langue, cette autopsie d'infirmités et ces surcharges permettent de remettre à jour des rouages, un fonctionnement intime. Nos mécanismes de lecteurs, immanents, intériorisés, figés souvent, nous rappellent leur formidable liberté et sortent de leurs gonds pour nous sauter au visage. Voyage au bout de la nuit est à ce titre une formidable grammaire. Car on l'oublie trop souvent : la grammaire, ce n'est ni plus ni moins que du vivant.

Zaul
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Top 10 Livres et Les livres les plus souvent relus

Créée

le 2 avr. 2012

Critique lue 12.6K fois

123 j'aime

15 commentaires

Zaul

Écrit par

Critique lue 12.6K fois

123
15

D'autres avis sur Voyage au bout de la nuit

Voyage au bout de la nuit
Zaul
10

Autopsie syntaxique

Il m'a fatigué le Céline, et même vraiment mis le moral dans les chaussettes. J'avais toujours eu un peu de mal à entrer dedans, à m'y mettre : j'ai cette fois pris les choses en main et je me le...

Par

le 2 avr. 2012

123 j'aime

15

Voyage au bout de la nuit
Vincent-Ruozzi
10

Le pessimisme sublimé

Voyage au bout de la nuit, le premier roman de Louis-Ferdinand Céline, n’est pas une œuvre ordinaire. D’une part pour la qualité du récit et d’écriture. D’autre part pour les convictions et...

le 9 avr. 2015

99 j'aime

13

Voyage au bout de la nuit
-IgoR-
10

Illustre inconnu

J’ai rencontré Céline par un hasard des plus fortuits. Comme ça. Un beau matin pas plus gris qu’un autre. Un jour comme y’en a pleins. Pourtant on se connaissait déjà tous deux, sans le savoir...

le 17 nov. 2014

87 j'aime

21

Du même critique

Voyage au bout de la nuit
Zaul
10

Autopsie syntaxique

Il m'a fatigué le Céline, et même vraiment mis le moral dans les chaussettes. J'avais toujours eu un peu de mal à entrer dedans, à m'y mettre : j'ai cette fois pris les choses en main et je me le...

Par

le 2 avr. 2012

123 j'aime

15

Sans soleil
Zaul
10

Un visage et une voix

Sans soleil est un objet visuel étonnant, aussi simple que complexe, une grande toile où des pistes semblent lancées dans tous les sens, des réflexions, des ponts multiples entre thématiques, lieux...

Par

le 26 août 2011

82 j'aime

2

Endtroducing.....
Zaul
10

Critique de Endtroducing..... par Zaul

"Endtroducing.....", titre judicieux pour un album qui désigne son objet en même temps qu'il le termine : fin et commencement, début et pourtant en même temps fin d'une époque. Prétentieux peut-être...

Par

le 20 déc. 2011

68 j'aime

6