On laisse ici de côté tout ce qu’il y a de discutable dans l’œuvre de Céline pour s’intéresser à son entreprise de destruction des illusions qui non seulement jalonnent toute existence, mais en formatent la plupart.
Au sortir du « Voyage au bout de la nuit », le lecteur se trouve acculé à cette question décisive et lancinante, capable de déstabiliser les meilleures volontés : « à quoi bon ? » C’est une question qu’on peut chercher à éviter en se barricadant dans des certitudes en plomb ou en or, mais qui nous rattrape tôt ou tard lorsque cesse l’étourdissante agitation et que tombent les masques sociaux.
C’est idiot pourtant. L’herbe pousse et cela lui suffit. Si elle est empêché de pousser, jusqu’à se dessécher, elle flétrit, se décompose, et ce qu’il en reste sera recyclé. Et cela suffit. Si je pense et si j’écris (je suis en train de le faire), dans le but de partager les idées qui se sont formées en moi, et que cela n’intéresse personne, en tout cas personne à ma connaissance, « à quoi bon » ? Si je plante des tomates plus qu’il n’en faut mais que je ne trouve personne à qui en donner, « à quoi bon » ?
C’est idiot pourtant. Rien ne m’oblige à poursuivre des buts qui ne dépendent pas de moi, comme d’écrire ou cultiver pour d’autres. Si j’écris ou cultive des tomates en abondance parce que j’aime le faire, et que j’aime le faire parce que je le fais naturellement, poussé par ma nature, cédant à son élan, alors, comme les fruits de l’arbre dont la plupart des graines ne donneront pas de nouvel arbre, je pousse, et cela me suffit. Si j’en suis empêché, je serai recyclé, et cela suffit.
Je vis, donc je suis la vie. Quelle merveilleuse certitude que de participer à la vie, quels que soient les jugements que je porte sur la quantité et la qualité de ce qu’elle me donne. Elle ne peut pas ne rien me donner : maintenant que j’en fais partie, c’est trop tard.
Je peux certes légitimement souhaiter recevoir plus ; désirer être entouré d’amis, vivre dans la douceur, un monde meilleur, etc. Je peux croire, à tort ou à raison, que je le mérite. Mais « à quoi bon » ? J’ai reçu quelque chose, je fais partie de la vie, la vie est ma patrie ; et j’y ai un jardin, et j’y suis un jardin.
Quels que soient les jugements que je porte sur la quantité et la qualité de ce jardin, j’en suis l’heureux jardinier. Si je jardine, comme je peux, comme j’apprends, comme la vie m’y pousse, cela suffit.
Il y a un sourire, il y a une joie, les voilà : si je jardine, le jardin croît, les fleurs éclosent, les fruits sont là, la vie recycle ; je ne sais pas comment, mais elle recyclera, nul doute à ce sujet, cela suffit.
J’ai, je suis un jardin.
Il faut cultiver son jardin.

ArmelAutre
10
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le 4 févr. 2022

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