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Je l'ai lu une première fois beaucoup trop tôt et c'était mon premier Céline. Des siècles ou presque se sont écoulés depuis et je le reprends quasiment à zéro, comme si je ne l'avais jamais lu, sauf qu'entre temps, j'ai absorbé toutes ses autres oeuvres majeures, donc je connais assez bien le bonhomme.
Je lis le Voyage dans une vieille édition moche et bon marché, imprimée en petits caractères serrés, avec un maximum de lignes casées dans chaque page. La couverture précise, et c'est le principal, "texte intégral".


1. Petit point après les cent premières pages. Connaissant bien Céline maintenant, je ne suis pas surpris. C'est bon évidemment. Il ne faut pas le lire trop vite, je crois. Car ses pages, ses phrases sont riches. Je reviens assez souvent en arrière pour relire une phrase. Je ne suis pas pressé. Puisque c'est une relecture, je veux en savourer tout le suc. Ne rien rater des réflexions céliniennes. Après tout, il a fait la guerre, une guerre extrêmement sanglante, particulièrement absurde (puisqu'elle jetait l'un contre l'autre deux peuples tellement semblables au fond) et cruelle... et moi, je n'en ai jamais fait aucune (ni mondiale ni localisée), je lis donc avec intérêt ce qu'il en raconte. D'ailleurs, Céline, ou plutôt son double romanesque Ferdinand Bardamu, le narrateur et personnage principal du Voyage, est assez elliptique sur la Première Guerre Mondiale telle qu'il l'a vécue en 1914-15 jusqu'à sa blessure à la tête et son hospitalisation. À peu près guéri et considéré comme invalide, il est démobilisé et s'embarque pour l'Afrique noire. Là, séjour dans une ville portuaire ("pordurière" écrira-t-il) puis en pleine brousse, puis retour (en forme de fuite) sur la côte africaine, mais cette fois espagnole. Où il est expédié, par delà l'Atlantique, vers New York. Premier contact avec la mégapole américaine. Ses artères, ses chiottes, ses hôtels, ses cinés, ses femmes de rêve. Il y retrouve Robinson, qu'il avait rencontré durant la guerre, avant sa blessure et trépanation, puis en Afrique, je crois, et qui sera plus ou moins le compagnon, le copain, finalement l'ami de tout son Voyage.


2. Me voilà aux deux-cinquièmes de cet haletant Voyage.
Un échantillon du fameux style célinien ? On verra ça plus tard. Voici plutôt un échantillon de sa pensée (p.202 de cette vieille édition bon marché) : "Et où aller dehors, je vous le demande, dès qu'on n'a plus en soi la somme suffisante de délire? La vérité, c'est une agonie qui n'en finit pas. La vérité de ce monde c'est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir. Je n'ai jamais pu me tuer moi."
Ça a le mérite d'être clair, non ?


3. J'en suis à la moitié. Ferdinand Bardamu est de retour en France et quelques années plus tard, ayant repris et achevé vaille que vaille ses études de médecine, il s'est installé en proche banlieue parisienne, à "La Garenne Rancy" (probablement, Villeneuve La Garenne, au nord de Paris, au delà de la Porte de Clignancourt, coincé entre Saint-Ouen, La Courneuve et Gennevilliers). Le séjour aux USA (New York, puis Detroit où Bardamu est employé chez Ford) a donné lieu aux pages les plus difficiles du livre jusqu'à présent, il faut s'accrocher, lire attentivement, s'y reprendre à deux fois, certaines phrases semblent absconces, d'autres fulgurantes, d'autres terribles, et même certaines bizarrement tendres (mettant en scène son amoureuse américaine : Molly). Bien décidé à aller jusqu'au bout de ma relecture, j'ai tenu bon.
Il se trouve que j'ai failli partir vivre aux USA. Si ça ne s'est finalement pas fait, c'est peut-être le souvenir inconscient de cette cinquantaine de pages (dans lesquelles Céline décrit son séjour en Amérique) lues à 20 ans et qui m'avaient alors grandement et défavorablement impressionné.


4. Me voilà aux 3/4 du Voyage. Bardamu est devenu médecin. "Médecin des pauvres", dans le début des années 30, à Rancy, médiocre banlieue parisienne. Vingt francs la consultation (aujourd'hui, un généraliste, c'est 25 euros). Bardamu nous raconte son quotidien dans un style faussement débraillé, très étudié, plein de vie et de verve (mais attention, ce n'est pas encore le "fameux style célinien", il évoluera encore par la suite et deviendra plus typique encore de l'auteur). Des passages limpides et remarquables. D'autres beaucoup plus difficiles à lire, parfois vraiment obscurs, à croire alors que sa blessure à la tête de la guerre 14-18 lui avait véritablement brouillé définitivement les idées et... le jugement.
Néanmoins, c'est à la fois un médecin, peut-être pas de très grand niveau (à dire vrai, je n'en sais rien), mais quand même de valeur et un écrivain (et personne ne peut sérieusement contester aujourd'hui qu'il a été un immense écrivain). Donc quand il décaroche, je m'accroche et je continue d'avancer dans son Voyage. Et j'en suis récompensé par des passages sublimes. Impossible de les citer tous, mais j'en citerai quelques uns.
Donc, comme médecin, il passe quelques années à Rancy, nous raconte quelques morts, certaines touchantes comme celle du petit Bébert, d'autres affreuses comme celle de cette jeune femme qui, grosse une fois encore, se fait avorter et se vide de son sang, parce que ses parents ne veulent pas qu'on la fasse transporter à l'hôpital ("Docteur, ce serait la honte pour nous"), etc.
Vies misérables, tristes et sordides des pauvres des banlieues de ces années-là (et quatre-vingts ans plus tard, ça ne s'est sûrement pas arrangé, même si la médecine a progressé et les mentalités évolué dans le bon sens, du moins on l'espère).
Bien qu'il se dévoue pour ses patients et peu d'argent, le docteur Bardamu finit (suite à certaines péripéties qui ont quasiment coûté la vue à Robinson, son compagnon de misère) par craindre pour lui et quitte discrètement Rancy pour s'installer à l'hôtel dans le quartier des Batignolles à Paris 17ème (je crois). Un peu de temps passe et le voyage de sa vie continue... mais un prêtre rencontré du temps de Rancy (l'abbé Protiste) vient le relancer et il retourne là-bas visiter un homme (le père Henrouille) qu'il y avait connu et qui, depuis, est tombé malade. À ce propos, je vous cite ce passage (P. 370 de la méchante édition que je suis en train de lire et qui remonte à des décennies) que j'aime beaucoup, bien qu'il soit apparemment tout à fait anodin... mais c'est ça être un grand écrivain : noter et rendre extraordinaire une chose que tout autre ne remarquerait même pas, donc qu'il passerait évidemment sous silence :



Il (Henrouille) était couché justement dans le même lit où j'avais soigné Robinson après son accident, quelques mois auparavant.



En quelques mois, ça change une chambre, même quand on n'y bouge rien. Si vieilles, si déchues qu'elles soient, les choses, elles trouvent encore, on ne sait où, la force de vieillir. Tout avait changé autour de nous. Pas les objets de place, bien sûr, mais les choses elles-mêmes, en profondeur. Elles sont autres quand on les retrouve les choses, elles possèdent, on dirait, plus de force pour aller en nous plus tristement, plus profondément encore, plus doucement qu'autrefois, se fondre dans cette espèce de mort qui se fait lentement en nous, gentiment, jour à jour, lâchement, devant laquelle chaque jour on s'entraîne à se défendre un peu moins que la veille. D'une fois à l'autre, on la voit s'attendrir, se rider en nous-mêmes la vie, et les êtres et les choses avec, qu'on avait quittées banales, précieuses, redoutables parfois. La peur d'en finir a marqué tout cela de ses rides pendant qu'on trottait par la ville après son plaisir ou son pain.



Bientôt il n'y aura plus que des gens et des choses inoffensifs, pitoyables et désarmés tout autour de notre passé, rien que des erreurs devenues muettes.



(Relisez la citation une 2ème fois, je vous assure qu'elle en vaut la peine.)


Ensuite, toujours par l'entremise de l'abbé, Bardamu part visiter son vieil ami Robinson qui avait été envoyé en convalescence à Toulouse...


5. Le dernier quart du Voyage est occupé par ce qui semble au début une "histoire à trois" (Robinson qui peine à retrouver la vue, Madelon que Robinson envisage d'épouser et Bardamu) simple et inconséquente, mais qui va tourner vinaigre petit à petit, obligeant Bardamu à revenir dare-dare en région parisienne où il trouve un poste de médecin dans une clinique pour fous, puis c'est au tour de Robinson, qui n'en peut plus de Madelon et de son amour-sangsue, de rappliquer dans cette clinique, etc. etc. C'est sombre, haletant, oppressant, souvent superbe, parfois obscur, tragique, le roman n'a pas volé son titre, c'est un Voyage au bout de la nuit. On pourrait multiplier les citations, mais j'ai retenu celle ci-dessous, parce qu'elle montre bien comment en Céline se marient le savoir du médecin et le génie de l'écrivain, résultant en une vision extraordinaire des choses, des êtres et du monde qui n'est pas toujours facile à décoder.
(Donc, p. 467 de ma méchante édition, Bardamu parle d'une Sophie nouvellement entrée comme infirmière dans son hôpital de fous et dont il s'est spontanément épris):



|...| je n'en finissais pas de l'admirer. De muscles en muscles, par groupes anatomiques, je procédais... Par versants musculaires, par régions... Cette vigueur concertée mais déliée en même temps, répartie en faisceaux fuyants et consentants tour à tour, au palper, je ne pouvais me lasser de la poursuivre... Sous la peau veloutée, tendue, détendue, miraculeuse...



L'ère de ces joies vivantes, des grandes harmonies indéniables, physiologiques, comparatives est encore à venir... Le corps, une divinité tripotée par mes mains honteuses... Des mains d'honnête homme, ce curé inconnu... Permission d'abord de la Mort et des Mots... Que de chichis puants ! C'est barbouillé d'une crasse épaisse de symboles, et capitonné jusqu'au trognon d'excréments artistiques que l'homme distingué va tirer son coup... Arrive ensuite que pourra ! Bonne affaire ! Économie de ne s'exciter après tout que sur des réminiscences... On les possède les réminiscences, on peut en acheter et des belles et des splendides une fois pour toutes des réminiscences... La vie c'est plus compliqué, celle des formes humaines surtout. Atroce aventure. Il n'en est pas de plus désespérée. À côté de ce vice des formes parfaites, la cocaïne n'est qu'un passe-temps pour chefs de gare.



J'ai cité volontairement un passage sinon abscons, du moins difficile, dans lequel on voit clairement que le grand écrivain Céline est aussi un médecin qui voit et appréhende le monde en médecin. Quand il publie son Voyage en 1932, il n'est médecin que depuis huit ans et en a juste 38. C'est encore un jeune médecin. Cela se ressentira moins ensuite dans ses autres grands textes (Mort à crédit, D'un château l'autre, etc.). Pourtant, Voyage au bout de la nuit est son livre le plus célèbre. Est-ce parce que c'est un livre total, absolu, dans lequel il casse la baraque, prenant un maximum de risques ?
"Le seul livre vraiment méchant de tous mes livres c'est le Voyage... Je me comprends..." écrit-il, juste un an avant de mourir, dans le prologue d'une nouvelle édition de 1960, prologue qui, pour le coup, est un exemple type du fameux (inimitable et drôlatique) "style célinien".


Je sais qu'il a écrit 3 pamphlets violemment antisémites. Ils sont, sauf au Canada, interdits à la vente, donc je ne les ai pas lus. Je sais qu'ils sont réputés ignominieux. Pourtant quand on lit le Voyage et ses autres textes majeurs (et j'en exclus évidemment ses pamphlets), ce sont clairement les oeuvres d'un grand écrivain. Et "un grand écrivain n'est jamais bas, ne peut pas être bas" (dixit Philippe Sollers).


Le Voyage n'est pas un livre facile, surtout dans sa partie centrale. Ça n'est pas un livre à lire à 16-20 ans, sauf si on est hyper-armé intellectuellement. Il faut, je crois, plutôt le lire à partir de 25. Oui, la lecture en est éprouvante. Ça ne se lit pas d'une traite, ni même en trois coups (en tout cas, pour l'expérience que j'en ai), mais une fois qu'on l'a lu intégralement et qu'on referme le volume, on le garde en tête pendant des heures et des jours, et on se dit que c'est un sacré bouquin qui nous a fait vivre une sacrée expérience et qu'on n'a pas perdu le temps qu'on lui a accordé toutes ces nuits, plutôt qu'à dormir.


Céline est l'un des trois plus grands écrivains français du XXème siècle. Je vous laisse décider des deux autres.

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le 25 déc. 2018

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Fleming

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