Voyage au Congo
6.5
Voyage au Congo

livre de André Gide (1927)

Casque colonial, tipoye, livres et mauvaise conscience.

Gide visite le Congo de fin juillet 1926 au 14 mai 1927. Il relate son voyage sous forme de journal avec des entrées de date. Il part avec son ami Marc Allégret, qui embarque une caméra. Au départ, ses préoccupations tournent autour du folklore "indigène" et de la faune (en particulier les papillons). Bref, une véritable caricature de l'Européen en casque colonial blanc et petit short, porté sur un tipoye (hamac porté par des Noirs). Mais au fur et à mesure, Gide découvre l'état sanitaire déplorable et la dégradation morale des Africains sur les territoires où l'Etat cède du pouvoir à de grandes concessions. Surtout, il dépasse le cliché de l'indigène-grand enfant idiot et se confronte à la diversité des cultures (influence arabe au fur et à mesure que l'on remonte vers le Tchad).


Au passage, l'auteur dresse un certain nombre de portraits saisissants d'acteurs de la colonisation, comme le gouverneur Lamblin d'Oubangui-Chari, figure du bon administrateur hélas victime du manque de moyens, ou au contraire de nombreux mots détestables de Blancs se plaignant de ne pas pouvoir suffisamment tromper les Africains de telle région, car ils ont appris à compter. Ou encore la pratique de faire coexister deux prix, un pour les Blancs et un pour les Noirs.


Il n'en rejète pas pour autant le "fardeau de l'homme blanc" cher à Kipling : La France se doit d'éduquer mieux ses Noirs, qui se font facilement duper par ceux qui les paient. On se dit "fort bien", et puis on tombe sur ce passage, p. 144 :



De quelle sottise, le plus souvent, le blanc fait preuve, quand il
s'indigne de la stupidité des Noirs ! Je ne les crois pourtant
capables que d'un très petit développement, le cerveau lourd et
stagnant le plus souvent dans une nuit épaisse - mais combien de fois
le blanc semble prendre à tâche de les y enfoncer !



Les sentiments sont excellents, mais on sent encore les préjugés de l'époque. Il faut dire que Gide avait préparé son voyage en lisant La pensée primitive, de Lucien Lévy-Bruhl, dont il cherche à corroborer les idées au détour de ses observations de voyage. Heureusement il n'en reste pas prisonnier.


Au fil du voyage, Gide s'efforce de ne pas se faire porter, mais de marcher auprès de ses porteurs. Sauf quand son organisme lâche face à la maladie, bien sûr. Il aime bien jouer au foot avec les enfants. Lui et Marc Allégret organisent visiblement des jeux, des compétitions entre leurs porteurs. Et il y a quelques passages où l'on sent un certain homoérotisme : visiblement les pectoraux de ces Africains, dont Gide ne cesse de s'émerveiller de la résistance physique et de l'entrain, ne le laissent pas toujours indifférents. C'est d'autant plus frappant qu'il fait quelques allusions à sa femme Madeleine, qui lui manque parfois. Je pense à ce passage, p. 189 :



Parfois ils portent une ceinture de cuir ou de corde, qui trace un
simple trait sur la peau noire, suivant exactement le pli de l'aine ;
un lambeau d'écorce brune ou rouge, ou de toile couvre étroitement le
sexe, puis fuit entre les jambes et va rejoindre au-dessus du sacrum,
la ceinture qui le tend. Cela est d'une netteté admirable.



Il y a également un aspect littéraire. Pas au niveau formel : on a ici affaire au carnet de voyage d'un lettré, ce qui fait que c'est assez touffu. Certains jours, Gide n'écrit pas à cause de l'épuisement, et il se rattrape les jours suivants. Il y a même un moment où il perd momentanément le compte des dates. Il s'agit ici de relater le plus possible de choses vues, d'événements notables, sans chercher des passages de fulgurance, mais avec le vocabulaire le plus précis possible (mention spéciale aux passages de botanique). On observe et on interprète. On subit des incidents, aussi, évidemment. L'ouvrage rappelle parfois un peu l'Odyssée du commandant Cousteau.


Mais le voyage est aussi intérieur, car Gide est visiblement parti avec une malle de livres. Et c'est assez amusant de le voir remonter l'Oubangui tout en notant ses impressions sur Bossuet, sur le Misanthrope de Molière ou sur Le maître de Ballantrae de Stevenson.


Pour résumer, Le voyage au Congo est un journal de voyage touffu qui contient un grand nombre de notations sur l'état des colonies françaises d'A. E. F., au détour duquel on trouve tantôt des descriptions, tantôt des notations littéraires, tantôt des remarques de plus en plus acerbes sur le système colonial. On peut saluer l'honnêteté intellectuelle de Gide, qui dépassent les opinions de son époque - en partie seulement. Au fond, comme tous les journaux de voyage honnêtes, c'est un ouvrage empreint du regret de devoir passer vite pour poursuivre le périple : une orgie de sensations transitoires, rapidement chassées par d'autres.


Quelques notes pour moi-même sur le déroulé de l'ouvrage :


Chap. 1 - Les escales - Brazzaville. Escales à Dakar, à Grand-Bassam. Brazzaville. Récit du procès d'un jeune administrateur qui a mal géré un conflit entre "indigènes". Excursion à Léopoldville (Congo belge).


Chap. 2 - La lente remontée du fleuve. Remontée monotone du Congo, lecture de Bossuet. Très beaux levers et couchers de soleil au pool de Bolobo. A Coquillatville (congo belge), visite du jardin d'essai d'Eala, tenu par . Goosens, qui recense les espèces de la région. Arrivée à Bangui.


Chap. 3 - En automobile. Gide reçu par le gouverneur Lamblin.Excursion aux chutes de la M'Bali avec la duchesse de Trévise. Le gouverneur propose d'organiser une tournée de deux semaines en automobile, à l'est de Bangui. Marchés locaux, avec des intermédiaires roublards. Route bordée de plantations et de cités-jardins. Clinique dédiée à l'éléphantiasis. Vision d'un jeune lépreux ostracisé. Incursion au sultanat de Rafaï, cour d'opérette d'un chef local.


Chap. 4 - La grande forêt entre Bangiu et Nola. Discussion avec d'aimables agents des grandes concessions, totalement indifférents au sort des "indigènes". Un Noir demande à voit les deux blancs dans la nuit, persuadé de s'adresser au gouverneur. Samba N'Goto relate les exactions du sergent Yemba dans son village, des massacres à la machette. Les yeux de Gide se décillent. Récit complémentaire du chef de Bambio : pratique du "bal" consistant à tourner autour d'une usine avec des charges de 40-50 kg sans avoir le droit de s'arrêter. Récits d'abus de la Compagnie forestière. Région où les Africains, qui ne savent pas compter, se font complétement duper. Gide apprend à tirer au fusil.


Chap. 5 - De Nola à Bosoum. Beaucoup de faune à observer. Relation de confiance avec les porteurs, car Gide assure leur ravitaillement sans les laisser se débrouiller. Popularité telle que l'escorte gonfle. Pays plus vallonné, grand plateau, présence du cheval (auparavant impossible à cause de la mouche tsé-tsé). A Carnot, conversations avec M. Labarbe, personnage imposant, confronté au manque de moyens. Médecin vis-à-vis desquels les Noirs n'ont pas confiance (exemple avec Adoum, l'interprète roublard). Convoi de personnes enchaînées, réquisitionnées pour des travaux ("pénible cortège"). Chants funèbres impressionnants dans un village. Village dont le chef s'est enfui (on désigne souvent des individus médiocres). Feux de brousse près de Dahi et Bouar.


Chap. 6 - De Bosoum à Fort-Archambault. A Bosoum, échanges avec Yves Morel, chef de la division, au sujet de la superstition noire. Panne d'automobile, bloqué à Bosoum en attendant des pièces. Départ à pied. Rencontre de onze prisonniers la corde au cou. Pays bien plus pauvre, sale. Un capita (petit-chef noir) essaie de dissimuler une troupe d'enfants faméliques, que Gide ne revoit plus les jours suivants. Arrivée de l'automobile réparée. Obligation de n'avoir que de la petite monnaie, tant il est impossible de "changer".


Chap. 7 - Fort Archambault, Fort-Lamy. Pays marqué par l'islam, plus beau, moins avili. Beauté des huttes du peuple sara. Fin décembre, mais Gide renonce à continuer à noter les dates. Désolation devant la médiocrité des professeurs donnés aux enfants. Effroi devant la mortalité que suscite le travail forcé du chemin de fer Brazzaville-océan. Départ en baleinière sur le Chari. Relecture d'Iphigénie de Corneille. Chasses dans la savane, contemplation. Laideur de Fort-Lamy. Morceau de bravoure sur le ciel du Cameroun. Note sur les Français qui paient tout moins cher que les "indigènes", et le fait qu'on se les aliènes en les réquisitionnant sans paiement. Inadéquation du dernier recensement, à partir duquel sont calculés les impôts, avec la réalité, ce qui entraîne des désertions de village. Lac Tchad, avec ses forêts de papyrus. Allégret essaie de mettre en scène l'entrée des Noirs dans l'eau, leur demandant de se dénuder, mais ils refusent. Visite sur plusieurs îles, botanique. Réclamation de Noirs devant des mauvais traitements du chef de canton pourri, qui essaie de décourager les gens de venir se plaindre aux Blancs. Chasse infructueuse. Retour à Goulfeï, visite du sultan. Chasse au phacochère. Mauvais traitement de deux blancs sur le boy Adoum. Lenteur des commandes administratives. Appendice sur les taxes agricoles au Tchad.


Deuxième partie - Le retour du Tchad.
1 - Sur le Logone.
Départ de Fort Lamy sur trois baleinières ornées d'un shimbeck, toiture en natte. Harcèlement par les tsé-tsés. Arrêt devant des hippopotames qui barrent le fleuve. Norias le long du fleuve. Observation des oiseaux, peur des eaux croupissantes. Adoum, blessé à la jambe, ne croit pas à la médecine française et achète divers gri-gris. Moosgoum : femmes à plateaux. Description de la case des Massa, aux formes pures, aux murs vernissés. Rencontre à Mala d'un griot chantant l'arrivée du premier blanc. Danses, grande affluence, mélodies notées. Allégret tombe malade. Dindiki, le potto (sorte de paresseux) offert par des Noirs plus tôt, dérange le sommeil de Gide.


2 - Retour en arrière. Gide aussi tombe malade, les boys chantent que "le gouverneur est malade". Retour en arrière vers une infirmerie. Anecdote d'un homme qui meurt noyé sous le regard indifférent des autres. Relecture du second Faust. A l'infirmerie, rien. Visite du sultan de Logone-Birni. Nombreuses maisons abandonnées à cause de la drépanocytose.


3 - Seconde remontée du Lgone. Départ avec un jeune infirmier, Gabriel Loko. Retour à Moosgoum, en lisant La steppe de Tchekov. Nouvel arrêt hippopotame. Rencontre d'un lion. Vidage d'un hippopotame mort. Retard car le capita est incompétent. Utilisation persistante du mark, alors qu'on veut encourager le franc, ce qui fausse les prix. Puanteur de la viande d'hippopotame qui faisande dans la baleinière. Observation qu'il n'existe pas de mot pour "merci" en langage massa. Mort du capita à Ghamsi, peu avant Moosgoum. Echanges avec le gros sultan et démarches.


4 - Second séjour chez les Massa. Allégret tourne des scènes "typiques". Désoeuvrement face aux nombreux malades. Dettes de jeux du personnel. Danse, transe et exorcisme. Croyance au diable. Cadavres jetés dans le fleuve avec leurs affaires personnelles. Problèmes de double traduction. Départ sans avoir pu rencontrer un sorcier.


5 - A travers la brousse. Maroua, départ d'Adoum. Faune de la brousse, chaleur. Dindiki tombe malade. 28° à minuit. A Maroua, rencontre de Marc Chadourne. Départ d'Adoum, qui doit retourner dans sa famille à Port-Lamy. Anecdote sur sa probité, sa soif d'apprendre à lire.


6 - Léré, Binder, Bibémi. Fin mars. Mindif, et ses rochers découpés. Toujours une chaleur effarante. Marche de nuit, ombre double des porteurs (lune et soleil levant). Retour sur le salaire misérable des porteurs, dont les frais de retour ne sont pas compris. Déception face aux billets, très difficiles à faire changer. Culture moundang, greniers à mil ressemblant à des donjons d'argile. Danses filmées par Allégret. Sorte de théâtre avec des masques grotesques. Lunettes cassées. Femmes moundangs nues. Orage, qui rafraîchit l'air. A cheval. Paysage de transition, mouvementé. Visite au lamido (sultan) de Bibémi, entouré de courtisans flagorneurs. Fausse révolte des porteurs. Traversée monotone de plaine.


7 - Reï Bouba. Difficulté d'avoir contact avec le peuple, du fait de la prévenance des sultans. Lettre du capitaine Coste décrivant la psychologie du sultan Reï Bouba, qui envoie en avant 25 cavaliers recevoir les Blancs. Réception très formelle. Le sultan inquiet de la Citroën qu'il a fait commander. Départ des porteurs de Léré. Départ vers Tsatsa, paysage rappelant les hautes Cévennes. Robustesse des porteurs devant la longueur des étapes. Observations botaniques. Incendies volontaires. Lassitude. Horace de Corneille. Rencontre à cheval d'un cynocéphale, qui défie Gide. Arrivée sur un plateau dénudé. Gangassao, puis N'Gaoundéré, où de même, le sultan envoie une escorte à cheval en avant.


8 - N'gaoundéré. Grande agglomération, bâtiments officiels laids. Rencontre de T. Monod, qui va étudier les poissons au Tchad. Descente du plateau vers la savane. Observations naturalistes, incuriosité grandissante pour les populations. A Tibati, rencontre avec un missionnaire norvégien. Il prédit en plein air, mais n'obtient aucune conversion. Tornade qui endommage les liaisons télégraphiques. Gîte d'étape à Yoko. Mort de Dindiki le 1er mai. Retour aux journaux littéraires et leurs querelles oiseuses. Extraction de grosses chiques. Arrivée à Douala le 7 mai. Adieux aux boys. Conversation raciste de deux enfants sur le bateau du retour.

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le 10 sept. 2017

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