Cette centaine de pages a été publiée en 1795 : inutile de pratiquer la critique littéraire marxiste pour y voir le fruit du désœuvrement d’un aristocrate dont les ambitions ont été ravalées par la Révolution. D’un point de vue individuel, le motif du voyage est la réclusion d’un officier, pour une affaire de duel qui fournira l’essentiel du chapitre III. Sous ses airs faussement légers, le Voyage autour de ma chambre est vraiment léger et finalement, de légèreté en légèreté, on en arrive à quelque chose de bien inconsistant.
Qu’il ne se passe rien dans ce récit – qui parodie les authentiques récits de voyage aux chapitres IV et XXVIII – n’est pas un problème en soi : il y a des chefs-d’œuvre qui ne parlent de rien. Le problème, c’est que ce Voyage exploite – use jusqu’à la corde – deux procédés en tout et pour tout : l’auto-référence et la digression, autrement dit le Voyage parle tantôt du Voyage, tantôt d’autre chose – et paradoxalement ne propose presque aucune ouverture, sur quoi que ce soit. C’est peut-être d’ailleurs une prouesse, dans un sens, d’aboutir à un texte à la fois parfaitement vide et entièrement clos sur lui-même.
Les quelques remarques d’ordre général qui émaillent le récit – par exemple « On voit des enfants toucher du clavecin en grands maîtres ; on n’a jamais vu un bon peintre de douze ans » (chap. XXV, p. 89-90 de la réédition « GF-Flammarion ») ou « On ne voit plus de Thésées, encore moins d’Hercules ; les hommes et mêmes les héros d’aujourd’hui sont des pygmées » (XXVII, p. 115) –, aussi pauvres soient-ils, pourraient constituer des fragments de recueil d’aphorismes. Au milieu d’un livre comme le Voyage autour de ma chambre, ce sont au mieux des machins sans conséquence, au pire des pétards mouillés.
On dit généralement qu’avec ce genre de récits – le parangon en reste Tristram Shandy, le principal représentant français Jacques le fataliste –, le lecteur est mis à contribution, qu’il fait le livre au même titre que l’auteur. Ce n’est pas le cas ici : quoique le lecteur soit régulièrement apostrophé (« – Courage, donc, partons. – Suivez-moi, vous tous qu’une mortification de l’amour, une négligence de l’amitié, retiennent dans votre appartement, loin de la petitesse et de la perfidie des hommes. Que tous les malheureux, les malades et les ennuyés de l’univers me suivent ! – Que tous les paresseux se lèvent en masse ! », II, p. 43), Xavier de Maistre ne lui propose jamais d’autre rôle que de recevoir passivement sa bonne parole.
Qu’un représentant d’une aristocratie déchéante – j’en reviens à une analyse marxiste – se considère comme intrinsèquement supérieur aux autres hommes n’a pas grand-chose d’étonnant, et à la rigueur il joue son jeu. Qu’un écrivain considère ses lecteurs comme seulement aptes à recevoir les témoignages de ses qualités, voilà qui me gêne davantage, à la fois parce que ça donne un sacré coup de vieux à sa littérature, et parce qu’en l’occurrence le Voyage autour de ma chambre ne fait pas à ce point étalage de telles qualités.

Alcofribas
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le 8 août 2017

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